Après une mastectomie, le tatouage permet à ces patientes et survivantes de se reconnaître
Juliette de Lamberterie
Karen Malkin-Lazarovitz a maintes fois montré sa poitrine en ligne dans la dernière décennie. «Maintenant, je vois davantage mes seins comme un outil d’apprentissage, plutôt que quelque chose de personnel sur mon corps », dit-elle. «Lorsque je partage des images de ma poitrine, je sens que je donne une voix à celles qui n’en ont pas. »

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Karen est la fondatrice de l’organisme EMPOWERInk, la première organisation au Canada à offrir des tatouages artistiques de mastectomie gratuits à celles et ceux qui en ont dû en subir une. Contrairement à la reconstitution tatouée du mamelon, plus connue du public, cette pratique consiste à faire tatouer un dessin, choisi par le patient, sur la poitrine. «Ces personnes veulent créer quelque chose de personnel. Lorsqu’elles voient l’œuvre d’art sur leur poitrine, le diagnostic, même s’il ne disparait pas, ne les frappe plus en plein visage chaque fois qu’elles se regardent.»

L’organisme tient quatre ou cinq évènements par an. Sur la base d’applications reçues, Karen associe méticuleusement les personnes survivantes du cancer du sein, prévivantes (previvors en anglais, c’est-à-dire, qui ont subi une mastectomie préventive sans avoir eu un diagnostic de cancer) ou thrivers, celles à un stade avancé du cancer, à un tatoueur ou une tatoueuse, en fonction du style et du projet, afin de pouvoir leur offrir le résultat de leurs rêves.
L'histoire par laquelle tout a commencé
En 2008, Karen a reçu un appel d’une cousine, diagnostiquée d’un cancer des ovaires et porteuse de la mutation BRCA2 – une mutation qui pose un haut risque de cancer du sein et des ovaires. Karen et son père ont ensuite eux aussi testé positif à cette mutation. «Le génétiste m’a dit que j’avais 87% de chances de développer un cancer du sein et 44% de chances d’avoir un cancer des ovaires. La seule façon de les prévenir était de me faire enlever ces parties du corps.» À 33 ans, celle-ci s’est donc fait retirer les ovaires, puis les seins. «Je voulais être là pour ma famille», dit Karen, dont les enfants avaient alors deux et quatre ans.
Karen a subi huit chirurgies additionnelles en raison de complications. «Chaque fois, je me disais: “Ça suffit, c’est fini”». Elle a dû se faire retirer les mamelons en raison de risques de cancer provenant des conduits de lait. Plutôt que de se les faire reconstruire, elle a choisi de travailler avec une artiste pour orner son sein gauche d’un tatouage floral. «Lorsque je me suis vue dans le miroir, je me suis perçue différemment qu’avant. C’était la première fois que je voyais de la beauté, plutôt que mon traumatisme et mes cicatrices.» Dès 2016, Karen commence à travailler pour le chapitre canadien d’une organisation américaine qui couple des survivants du cancer du sein à des tatoueurs, Personal Ink. En 2022, elle fonde son propre organisme, EMPOWERInk.
Se faire tatouer pour guérir
Pour beaucoup, le tatouage constitue une forme de soin en soi. «Je considère même qu’il fait partie du traitement psychosocial de quelqu’un qui a vécu la maladie», dit Karen. Plusieurs raisons peuvent mener à ce choix. «Les personnes avec qui on travaille sentent qu’elles ont changé, et ne veulent plus ressembler à ce qu’elles étaient avant. Elles veulent créer quelque chose de nouveau». Dans d’autres cas, certaines traversent beaucoup de complications liées aux chirurgies et aux implants. Parfois, elles ne sont pas physiquement capables de recevoir une reconstruction, ou décident tout simplement qu'elles n'en peuvent plus. Elles préfèrent alors opter pour un tatouage qui leur ressemble afin de recouvrir leurs poitrines.

RJ Valenceria a été le premier tatoueur à collaborer avec Karen, qu’il a rencontrée par hasard en tant que cliente. «Des clients me confient avoir perdu confiance en eux, mais dès qu’ils sont tatoués, ils ont envie de montrer leurs cicatrices et leur tatouage», remarque-t-il. RJ a lui-même perdu plusieurs femmes de son entourage en raison du cancer du sein. Collaborer avec EMPOWERInk est sa façon de «redonner à l’univers». Est-ce intimidant de tatouer des gens ayant eu des mastectomies? «J’ai tatoué des gens de la tête aux pieds. Il y a bien pire à tatouer», dit-il. Logique.

Il est commun pour les gens qui n’en ont pas vécue de trivialiser les mastectomies. «On entend souvent: “Tu n’as qu’à te faire faire de faux seins, ce sera parfait”, dit Karen. Mais on ne dirait jamais: “Tu as perdu une jambe? Tu n’as qu’à en choisir une nouvelle, et tu iras encore plus vite”, remarque Karen. Ou oublie souvent que la mastectomie demeure une amputation.»
Elle ajoute que la pression de retrouver son physique «d’avant» est parfois relayée par les médecins. «La perfection, aux yeux d’un chirurgien plastique, c’est de recréer le sein tel quel, avec le mamelon. Pourtant, ce n’est pas toutes les femmes qui désirent ce qu’elles avaient avant». Selon elle, les chirurgiens devraient nommer clairement toutes les options possibles aux patientes, incluant le tatouage artistique. La bonne nouvelle, c’est que cette pratique est de plus en plus courante, surtout chez les jeunes chirurgiens et chirurgiennes.
Une journée qui change tout
EMPOWERInk a offert des tatouages à plus de 200 personnes. Si la majorité d'entre elles sont des femmes, Karen tient à inclure les hommes dans son discours, en personne et en ligne. Car, dans les faits, ils peuvent eux aussi développer un cancer du sein, bien que ce soit plus rare. Cela représente donc plus de 200 vies transformées — et bien plus encore si l'on inclut la famille et les proches.
Karen parle de son amie Patty, qui a orné sa poitrine de fleurs. Elle vivait avec un cancer métastatique. «Elle était tellement joyeuse! On n’aurait jamais pu dire que ses jours étaient comptés. Le jour du tatouage, elle était si affectueuse avec son mari et arborait le plus beau des sourires». Plus tard, la mère de Patty a confié à Karen que pour sa fille, cette journée avait été parmi les plus belles de sa vie. Lorsque Patty est décédée, Karen et deux de ses amies ont reproduit une partie de son tatouage sur leur propre peau.

Doug, le premier homme à avoir reçu les soins d’EMPOWERInk, ne s’était pas baigné sans t-shirt depuis son opération. Il avait envoyé sa candidature sans beaucoup d’espoir. Karen se rappelle à quel point il était excité lorsqu’il a reçu son appel. Quelque mois après qu'il se soit fait tatouer, sa belle-fille a écrit à Karen pour lui dire qu’il avait retrouvé la joie de se baigner poitrine nue.
Il y a aussi eu Beverly, du Missouri — car, comme le rappelle Karen, «si tu peux te rendre au lieu de l’évènement par toi-même, envoie ta candidature». Celle-ci est donc apparue à l’évènement couverte de rubans roses et d’accessoires à l’effigie du cancer du sein, joviale comme pas une. Une fois le tatouage terminé, «Beverly n’a pas dit un mot. Elle s’est repliée sur elle-même et a fondu en larmes. Tout le monde dans la salle s'est mis à pleurer. Et on parle ici de tatoueurs, de gros bonhommes durs: tous en larmes.» Karen reçoit encore des messages de Beverly lui disant que cette journée était l'une des plus belles de sa vie. De son côté, RJ confirme que tout le monde «pleure de bonheur», chaque fois.

Représenter son corps
Quand Karen décide de se faire tatouer la poitrine, il y a de cela environ 10 ans, les personnes étant passées par ce processus n'affichent pas leur figure publiquement. «Quand tu ne vois pas le visage de ceux qui ont vécu la même chose que toi, quelque chose t’empêche de connecter avec eux. Tu ne peux pas t’identifier à qui que ce soit.» Après sa transformation en 2015, Karen publie son portrait, incluant son visage et sa poitrine, sur Facebook, et celui-ci devient viral. Elle réalise alors l’impact de sa publication, qui offre une précieuse représentation et qui éduque sur l’existence de cette option de soin.
Toutefois, Karen dit que la communauté du cancer du sein se bat depuis des années avec Facebook (et sa maison mère, Meta), qui supprime régulièrement les photos de ce genre. En effet, dès qu’elle publie la photo d’une femme dont on voit les mamelons, la publication est signalée. «Pourquoi les hommes peuvent montrer les leurs, et pas les femmes?» dit-elle, agacée. «Je pense que le temps est venu pour les médias sociaux de se mettre à jour: ces photos sont aussi un moyen d’éducation».

Les photographies sont une grande partie du projet EMPOWERInk. Tellement grande que Karen Malkin-Lazarovitz a publié un livre de photos bilingue, intitulé Beauty on My Terms ou Définir la beauté à ma façon, qui compile les archives des personnes transformées par l’organisme. «On y voit des femmes et un homme aux silhouettes et aux tailles différentes, avec différentes poitrines, et chaque œuvre d’art raconte leur histoire». Pour Karen, la beauté, c’est avant tout de posséder la pleine autonomie sur son corps afin de s’y sentir confortable. «Ces personnes peuvent enfin décider de tout. Et il y a quelque chose de très puissant là-dedans».

Le prochain évènement de tatouage EMPOWERInk se tiendra le 12 octobre, à Québec. Les candidatures restent ouvertes jusqu'à cette date, via le formulaire disponible à l’adresse form.jotform.com/230933732124248. Pour plus d’informations, que ce soit pour vous ou pour un proche, consultez le site web empowerink.ca
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