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L'article provient de Clin d'oeil
Style de vie

Peut-on rire de son cancer?

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Juliette de Lamberterie

2025-10-10T17:00:00Z
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Pas de doute: le cancer du sein est une épreuve très difficile à traverser, à tous les niveaux. Il touche près d'une femme sur huit au Canada. Est-il permis d’aborder le sujet... avec humour?

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crédit: Istock
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Deuils, séparations, maladies... Nos vies sont ponctuées de tragédies, petites et grandes. Malgré leur charge traumatique, elles font pourtant parfois l’objet des blagues les plus drôles. On peut toutefois se demander : comment et quand en rire, soi-même et avec les autres? Pour débuter, j'ai sondé les premières personnes concernées: les femmes atteintes ou ayant été atteintes du cancer du sein. J’ai lancé une bouteille à la mer, via la page Facebook «Le cancer du sein, parlons-en! Ce n’est pas tabou». Les réponses ont été généreuses et variées.

L’une des répondantes, Cindy, raconte par exemple le moment où sa nièce de cinq ans, lorsqu'elle a appris que sa tante allait perdre ses cheveux, lui a lancé qu’elle ressemblerait «à papa». «J’en rigole, car je sais que je ressemble à mon frère et à mon père, mais jamais je ne laisserais une personne extérieure rire», écrit-elle. Ce sentiment revient plusieurs fois dans les commentaires; rire entre intimes, c’est une chose, mais le contexte et les intentions importent. De plus, tout le monde ne prend pas les blagues de la même façon. Sylvie écrit que lorsque sa fille était malade du cancer, «ses sœurs et son frère en parlaient en rigolant. Moi, ça me choquait, mais pour ma fille, ça a été vraiment bénéfique».

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La ligne entre humour réparateur et humour déplacé est fine: une blague réussie, c’est toujours subjectif. Pour beaucoup, il reste que l’humour est un pilier de la vie non-négociable. « Bien sûr que l’on peut en rire. J’ai un cancer stade 4 métastasé, donc les carottes sont cuites pour moi. Je bosse, je ris tous les jours, je fais l’amour, je vais en boîte, je mange ce que je veux. Je chante pendant les chimios, on me prend pour une folle, mais non, je vis », répond Laurence.

L’humour dans la gravité

Un diagnostic bouleverse une vie en un instant. La comédienne Anick Lemay a reçu un diagnostic de cancer du sein en mars 2018. Très tôt, elle a voulu prendre le contrôle de son histoire avant que les médias se l’approprient. Elle a donc écrit un témoignage pour Urbania afin de raconter elle-même ce moment. Ce texte allait finir par donner une quinzaine de chroniques au fil du temps. Ces textes ont depuis été rassemblés en un livre, Le gouffre lumineux: Les carnets d’Anick Lemay (2019, Urbania). Le livre a d’ailleurs aussi été adapté en une minisérie qui sera disponible sur ICI Tou.tv Extra en 2025-2026.

Courtoisie Anick Lemay
Courtoisie Anick Lemay

Les textes d’Anick Lemay présentent un style franc, descriptif... et parfois très comique. Par exemple, lorsqu’elle se compare à Howie Mandel après avoir perdu ses cheveux, ou en en racontant que les effets désagréables de la chimiothérapie lui donnaient l’impression « d’avoir festoyé avec Obélix dans un jardin psychédélique ». « Il y a quelque chose dans la maladie grave, un événement qui ébranle ta survie, qui fait que tout devient vrai, tout devient cru. Il n'y a plus de place pour les masques, pour les faux-semblants, les courbettes », dit-elle, sept ans plus tard. « Mais je pense que la vérité peut être très drôle ».

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Vivre au quotidien dans cet état de vérité est difficile. « Ça prend de l’humour, parce que sinon, ce serait trop dur », dit-elle. Pour Anick Lemay, y recourir s’est fait très rapidement, notamment grâce aux nombreuses personnes qui l’ont accompagnée dans sa maladie, qu’elle nommait ses « fées ». Dès ses premières visites chez le médecin, deux de ses amies proches – des survivantes du cancer – l’aidaient à plaisanter. « Elles m'ont déridée assez rapidement, comparant leurs cancers et leurs effets secondaires aux miens », dit-elle.

Courtoisie Anick Lemay
Courtoisie Anick Lemay

D’ailleurs, le succès de la série américaine au registre grave-comique Dying for Sex montre que l’humour en période tragique résonne pour beaucoup. Sortie en avril 2025, elle suit la protagoniste, atteinte d’un cancer incurable, dans sa quête d’une sexualité enfin réjouissante. Les épisodes dépeignent habilement le comique dans son quotidien, rendu possible grâce au soutien maladroit mais inébranlable de sa meilleure amie. En effet, l'entourage joue beaucoup sur le rapport à l’humour en des temps difficiles.

Rire entourée

Écrire sur les développements de sa maladie et sur l’univers des soins oncologiques qu’elle découvrait a été thérapeutique pour Anick Lemay. Elle y décrivait notamment la communauté de patientes et de survivantes qui l’a accueillie et qui lui a permis de rire librement de certains aspects de la maladie. « On a des groupes de cancéreuses où c'est juste des jokes de cancer — on se trouve très drôles », dit-elle. Être entourée et soutenue lui a donné du courage : « Rire toute seule dans son salon, ça arrive rarement. »

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La page de mèmes @labandecancereuse est un exemple de communauté en ligne basée sur l’humour. Elle a été créée par Évelyne Morin-Uhl et Judith Lafaille, toutes deux atteintes d'un cancer incurable et créatrices du balado La carte cancer, disponible sur la plateforme de Radio-Canada Ohdio. Sur cette page Instagram, on publie fréquemment de nouveaux mèmes utilisant des images tirées de la politique et de la culture populaire, avec des descriptions humoristiques qui évoquent des expériences spécifiques du cancer. 

Par exemple, une photo d’une chaise d’extérieur en plastique, brisée, recouverte de scotch tape et laissée au bord de la rue, avec la phrase: « Quand tu retournes sur Tinder trop vite après la fin de tes traitements. » Les émojis pleurant de rire fusent dans les commentaires. « Les gens ne comprennent pas qu’on puisse faire des blagues quand on sait que notre finalité va être différente de celle des autres », disait Judith Lafaille au micro de  Radio-Canada. « On est déjà dans le pire de la situation. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer. »

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Pour Lucie Joubert, directrice de l’Observatoire de l’humour et spécialiste de l’humour des femmes, ces plaisanteries s’apparentent à ce qu’on appelle l’«humour de gibet», c'est-à-dire « une façon de rire de quelque chose qui est fatal, inéluctable ». (Non pas qu’un cancer soit toujours fatal, heureusement.) Avec ce genre d’humour noir, on met le malheur qui nous est imposé au défi; des mots comiques bien choisis prennent le pouvoir, du moins pour un instant, de sublimer sa souffrance en plaisir. Toutefois, tout le monde n’en est pas capable. « Ça prend du courage. Désacraliser quelque chose, ce n’est pas évident du tout », dit Lucie Joubert.

Quand c’est moins drôle

Anick Lemay s’oppose à l’idée que certains sujets sont trop sacrés pour en rire. Elle compare le cancer à la grossesse, par exemple, où une femme, parce qu’elle porte la vie, n’aurait plus le droit de faire des blagues salaces. Pour elle, on peut rire de tout, pourvu qu’on sache de quoi on parle. « Si tu as les deux pieds dans quelque chose, tu peux en rire. Si tu es à côté, garde-toi une petite gêne, je dirais. » Venant de quelqu’un qui ne vit pas la maladie, un commentaire peut vite être maladroit, voire très blessant.

Courtoisie Anick Lemay
Courtoisie Anick Lemay

Qu’est-ce qui différencie une blague réussie d’une blague déplacée? La réponse n’est pas satisfaisante : ça dépend. Lucie Joubert parle d’une théorie selon laquelle plus une chose nous touche profondément, moins elle serait propice à être tournée en blague. « Si la personne vit bien son cancer et qu’elle a la distance nécessaire, elle sera capable d’en prendre. Pour une personne qui a beaucoup de difficulté avec son diagnostic, une blague pourrait être reçue comme une indélicatesse épouvantable. » Dans tous les cas, considérant la gravité du cancer du sein, il serait malvenu d’attendre d’une malade qu’elle soit d’humeur rieuse.

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En plus de leurs propres émotions, les malades doivent aussi gérer celles de leurs proches. Comme Anick Lemay l’explique, l’entourage se sent souvent impuissant, parfois même paralysé par le diagnostic. « On dirait que l'humour disparaît dans ces moments-là parce que l'urgence, la peine et l'inquiétude sont trop grandes », dit-elle. « Il faut prendre soin d'eux aussi, parce qu'après la maladie, ils seront encore là et ils seront toujours aussi importants. »

Entre protection des autres et déni salvateur

Les femmes ont un rapport particulier à l’humour. Par exemple, il y a une histoire de femmes humoristes qui utilisaient beaucoup l’autodérision — notamment par rapport à leurs rondeurs —, se rabaissant pour mettre l’auditoire de leur côté. Lucie Joubert y fait un lien avec le cancer du sein: « Les femmes peuvent rire de leur cancer, mais je me demande parfois pour qui elles le font. » Elle parle notamment des femmes de son entourage, de plus en plus nombreuses à être atteintes de la maladie, qui utilisent l’humour pour protéger leurs proches. « Il y a comme une générosité propre aux femmes qui cherchent à passer par-dessus et qui acceptent d’en rire. » D’autant plus que le cancer du sein touche particulièrement la féminité des patientes, ce qui peut être très vulnérabilisant – se moquer de soi-même peut servir à protéger du regard extérieur. En même temps, cet humour est aussi très utile pour démarrer des conversations difficiles et contourner les obstacles.

Courtoisie Anick Lemay
Courtoisie Anick Lemay

L’humour peut donc être destiné aux autres, oui, mais il peut aussi être un moyen d’évitement : par définition, il créée une distance. Cela n’empêche pas qu’il puisse être notre option la plus salutaire, du moins pour un moment. Pour Anick Lemay, « sans déni, je pense que tout le monde s'écraserait à terre. C'est aussi dans le déni qu'on rit, parce qu'on prend une pause de la maladie et de la souffrance, et qu’on se permet d'avoir du fun comme avant, même si le “comme avant” n’existera plus jamais. Et de vivre, simplement vivre ».

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