Portrait du lecteur Sébastien Ricard

Karine Vilder
Du 25 au 29 mai, pendant le Festival TransAmérique, on pourra voir le comédien, musicien et chanteur Sébastien Ricard dans la pièce Au cœur de la rose. Et puisqu’il est question de cœur, on a tenu à en savoir plus sur ses coups de cœur littéraires.
Avec quel livre avez-vous envie d’entamer cet entretien ?
Je vais commencer avec un livre qui m’occupe depuis décembre dernier. Il s’agit d’un essai, Sur la piste du Canada errant de Jean Morisset. L’auteur est géographe de formation et il a traversé le continent d’un pôle à l’autre. Il a une connaissance intime du pays, et il revient sur l’identité québécoise qui, à son avis, est coupée d’une réalité géographique, la réalité canayenne.
Il est fascinant de suivre la disparition du Canayen au profit du Canadien. Jean Morisset fait revivre sous nos yeux la figure du métis, qui est aussi coureur des bois. C’est un voyage absolument passionnant parce qu’il parle d’une géographie identitaire qui a disparu. Ce livre très bien documenté est sorti en 2019, mais il est un peu passé sous le radar à cause de ses propos dérangeants. C’est un ouvrage décolonial d’un point de vue canayen que je ne saurais trop recommander.

Au cours de ces derniers mois, êtes-vous tombé sur quelque chose de vraiment bon ?
Oui, sur un livre du philosophe espagnol trans Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Cet ouvrage m’a renversé. Je le décrirais comme le manifeste trans. C’est une plaquette d’une étonnante subtilité. Elle est aussi provocatrice, tout en étant une main tendue.
C’est la transcription d’une allocution qu’il a prononcée – sans réussir à se rendre jusqu’au bout ! – devant une assemblée de psychanalystes, et qui raconte la transition de genre. Tout ce que j’ai lu à propos de cette nouvelle réalité-là est très pauvre par rapport à ce livre, alors je le conseille aux gens.

Sinon, quels livres ont vraiment été pour vous de très gros coups de cœur ?
- L’œil du maître de Dalie Giroux, qui enseigne à l’Université d’Ottawa. Elle signe là un livre décolonial que je trouve très inspiré tout en étant original. Elle s’y interroge sur l’idée du maître chez nous. Il y a dans ce recueil une exploration de cette formule, qui révèle la posture du colonisé colonisateur que le Québec adopte sans en être tout à fait conscient.

- Le sang visible du vitrier. C’est un recueil de poésie du poète haïtien James Noël, que j’ai découvert en écoutant un album de Chloé Sainte-Marie. Il s’est intéressé aux réalités coloniales et sa poésie est absolument magnifique, à la fois poétique et intime avec une dimension caribéenne.
- Pour une histoire amérindienne de l’Amérique de Georges E. Sioui, qui est anthropologue et historien. Il a décidé de raconter l’histoire amérindienne et ne pas laisser ce récit à d’autres. C’est vraiment une première en Amérique du Nord et juste pour ça, ça vaut le coup.
- Le juif Süss de Lion Feuchtwanger, un roman que j’ai lu il y a quelques années et qui me revient systématiquement en mémoire. Ça raconte l’histoire d’un grand financier dans l’Allemagne protestante qui se lie à un prince et devient son bras droit. C’est un roman sur la naissance de la démocratie en Europe, et c’est absolument passionnant.
Quel roman avez-vous longtemps hésité à lire en pensant (à tort) que vous n’alliez pas aimer ?
Crime et châtiment de Dostoïevski, que j’ai ouvert il y a quatre ou cinq ans. J’en ai lu quelques pages et... oh non ! Mais récemment, à la faveur d’une mauvaise grippe, je l’ai rouvert et j’étais pas capable de le lâcher. Je parle de grippe et c’est un roman plein de fièvre ! On assiste à toutes sortes de scènes plus épouvantables les unes que les autres. Raskolnikov, le personnage principal, va tuer un usurier pour se prouver qu’il est capable de le faire. Mais ensuite, il va rentrer dans une sorte d’abîme. C’est un roman saisissant sur le plan psychologique, qui donne aussi une image de la Russie tsariste où la police est omniprésente. Je suis tellement content de lui avoir donné une seconde chance !
Et inversement, sur quel roman vous êtes-vous précipité dès sa sortie en librairie ?
Putain de Nelly Arcan. Je suis sorti pour aller le chercher et ça a été la première fois que j’ai lu un livre en entier dans une librairie, debout accoté contre une colonne ! Bien sûr, je l’ai ensuite acheté.

Si vous deviez partir seul sur une île aussi isolée que celle où se déroule Au cœur de la rose, qu’emporteriez-vous à lire ?
Mon père, André Ricard, est écrivain. Alors je pense que j’emporterais l’un de ses livres, probablement Une paix d’usage. J’ai l’impression que son style réveillerait chez moi mon enfance, mon frère, mes animaux de compagnie, les endroits où on est allés. Ça pourrait m’aider à traverser la solitude et me donner le courage de partir à la nage !

En ce moment, quel livre peut-on voir sur votre table de chevet ?
Je bouquine extrêmement lentement La quête du retour de Samuel Lalande-Markon, qui est le récit de son aventure. Il est parti du quartier Rosemont en vélo pour aller dans le Grand Nord. Une fois là-bas, une équipe l’a rejoint avec un canot et de la nourriture déshydratée pour qu’il puisse continuer comme ça jusqu’à Kuujjuaq. C’est fascinant parce que c’est un territoire qu’on connaît très peu et qui est rendu accessible grâce à ce récit-là. Je suis un gros fan de canot, alors je trouve ça formidable !
