Manuelle Légaré, fille de Pierre Légaré, prépare une pièce de théâtre documentaire sur l’aide médicale à mourir

Jean-Marie Lapointe
Le 5 octobre 2021, Manuelle a vécu le décès de son père, l’humoriste Pierre Légaré, qui a demandé l’aide médicale à mourir. Ayant moi-même accompagné mon père en fin de vie, je la comprends. Notre discussion, empreinte d’émotions et de réflexions, explore le deuil de son père, et la création de sa pièce de théâtre documentaire, Club sandwich mayonnaise, inspirée de cette expérience intime.
• À lire aussi: À 70 ans, Johanne Blouin retrouve la magie de Noël, portée par l’amour et la scène
• À lire aussi: Découvrez le nouveau projet familial de Nathalie Simard
Jean-Marie Lapointe: Manuelle, ton père est décédé il y a quatre ans. Quand tu repenses à cette journée, qu'est-ce qui te vient en tête?
Manuelle Légaré: Que c’est une journée irréelle. C'est une journée qui n'existe pas dans le cours normal des choses parce que tu te lèves le matin en sachant que le premier homme de ta vie, ton superhéros, va mourir. C'est comme si chaque moment de cette journée-là ne se pouvait pas. Tu te lèves et tu te demandes: «Je fais quoi? Est-ce que je fais comme d'habitude? Est-ce que je déjeune? Est-ce que je vais prendre ma marche? C'est une journée inoubliable, une journée dont je ne vais jamais me remettre.»
C'est le premier deuil d'une personne aussi proche dans ta vie? Qu'est-ce qui rend cette journée, ce deuil-là, si particulier et si difficile à apprivoiser?
C'est le premier deuil de quelqu'un d'aussi proche de moi, oui. Mais surtout, c'est que c'est la première fois dans l'histoire qu'on sait exactement le moment de la mort de quelqu'un.

• À lire aussi: «La Semaine» fête ses 20 ans: le jour où Marie-Claude Barrette nous parlait du deuil de sa mère
Tu parles d'un phare qui s'est éteint.
Oui. Le décès de mon père, c'est comme si un phare s'était éteint. Soudainement, je me suis retrouvée dans un brouillard à me dire: «OK, mais là, qui va m'éclairer quand je vais en avoir besoin?» Parce que c'est une présence, un point de référence qui n'existe plus.

• À lire aussi: Jean-François Breau souhaite briser l’armure masculine en abordant la santé mentale des hommes
Comment cette démarche-là, l'aide médicale à mourir, t'a menée vers ce projet de théâtre documentaire?
L'idée de faire quelque chose a germé tout de suite. Au départ, l’idée était de lui rendre hommage, je voulais le garder le plus vivant possible, parce que le deuil faisait trop mal. Il a fallu au moins un an avant que je mette des mots sur ce qui me dérangeait encore. Mon père est passé de psychologue à humoriste, toujours à observer la société et à soulever des questions. Moi, j'arrive avec la même démarche. L'aide médicale à mourir, ça me fait sourciller, et je me dis qu'il y a des affaires qui méritent d'être questionnées. Je suis une fille de documentaire. Puis, quand j'ai vu que Porte Parole, la compagnie de théâtre derrière J’aime Hydro, invitait les gens à proposer des sujets pour une pièce de théâtre documentaire, c'est comme si les choses se sont mises en place. Je me suis dit: «C'est sur scène que je vais me réconcilier avec ce que j'ai vécu.»
Donc, tu as transformé ta peine en une enquête, en une œuvre sur un sujet où, à mon avis, il n’y a pas de place pour les faux-semblants.
Ce que tu dis là, ça vient me chercher, parce que l'opinion répandue, c'est qu'on est progressiste, qu'on croit au libre choix, mais on ne va pas plus loin. On est les champions du monde de l’utilisation de l’aide médicale à mourir, et ça me fait sourciller. Mon grand souhait, c'est que mon projet ouvre une conversation sur quelque chose dont on ne veut jamais parler: la mort, que ce soit avec l’aide médicale à mourir ou pas. Je veux aller fouiller et voir ce que ça veut dire de nous, qu’on soit les champions du monde.
Aujourd'hui rédactrice en chef de Tout le monde en parle, tu es une fille de télé, et avec ton vécu, tu es bien placée pour enquêter sur ce sujet.
Je pense que c’est l’atout que j’ai. Ça part toujours de ce que j'ai vécu en me disant: «Pourquoi ça se passe comme ça?» et «Est-ce que ça pourrait se passer mieux?» Et je pense que si j’avais fait les rencontres que j’ai faites en menant mon enquête avant la mort de mon père, je l’aurais beaucoup mieux vécue.
Quel est l'enjeu le plus criant pour toi, celui que tu n'as pas retrouvé dans la littérature ou dans les conversations publiques ?
C'est le manque d'accompagnement pour les proches. C'est le point de départ de ma démarche. Je sais que ça commence à changer et à s’améliorer, mais j'ai trouvé ça extrêmement difficile comme proche, parce que je n'ai eu aucun accompagnement, ni avant, ni après. Pour le personnel médical, c'est un soin normal. Pour nous, assister à la mort, voir le corps... Est-ce qu’il faut être là? Qu’est-ce que ça nous fait ressentir? A-t-on le droit d'être choqué que la personne veuille mourir, alors qu'elle pourrait vivre une heure, un jour, une semaine de plus? Qu’est-ce qu’on fait avec les petits-enfants? Comment on se prépare? Ma façon de faire mon deuil, c'est de comprendre ce qui est arrivé.
Est-ce que l’aide médicale à mourir, qui est rapidement devenue largement utilisée chez nous, soulève des craintes chez toi?
En seulement 10 ans, on devient les premiers au monde. Ma présomption, c'est que quand tu fais quelque chose trop vite ou que le volume n'est pas prévu, nécessairement, il y a des risques de dérive. On a élargi les critères. Ce qui me fait peur, c'est qu'il y ait des demandes exécutées pour les mauvaises raisons. C'est comme si on était rendu au point où ce serait la seule façon de mourir dignement.
Mais on peut mourir dans la dignité de plein d’autres façons.
Exactement. C'est l'autre point que je veux vraiment mettre en lumière dans le spectacle. Au Québec, les soins palliatifs sont déficients. On devrait s'assurer que les gens ne demandent pas l'aide médicale à mourir faute de soins, faute d'une alternative qui leur permettrait de vivre le plus dignement possible jusqu'à la fin naturelle. Je crains qu'on en vienne à ce que des gens demandent l’aide médicale à mourir parce qu’ils n’ont pas de voix, parce qu’ils n’ont pas de réseau social, parce qu’ils se sentent de trop, parce que c’est leur condition sociale et non leur condition physique qui les fait souffrir.
Comment arrives-tu à articuler, sur la scène, tes rôles de recherchiste et de dramaturge, mais aussi celui de la petite fille en deuil? Comment tu gères cette charge émotive?
Le spectacle est conçu pour ne pas être une conférence, et même s’il est question d’un sujet lourd, il y a plein d'humour, parce que je pense qu'on en a besoin. Une comédienne m'incarne pour jouer de vrais moments entre mon père et moi, des souvenirs d’enfance, des moments significatifs de la vie de mon père qui m'aident à comprendre pourquoi il a pris cette décision-là. Moi, je suis sur scène, en marge. J'assiste à des moments de ma vie avec les spectateurs. C'est entrecoupé d'archives de mon père, parce qu’il a parlé de la mort. C'est thérapeutique et apaisant, mais extrêmement vertigineux en même temps. C'est une enquête dans laquelle je mets de l’avant mon humanité. C'est de l'art vivant, c'est le contact direct avec les gens, et ça me permet en quelque part de me retrouver sur scène avec mon père. Quatre ans après sa mort, il va revivre d'une autre façon sur scène. Sans que j'aie besoin d'écrire quelque part que c'est un hommage, ça en devient un, naturellement.

C'est un très beau cadeau que tu lui fais.
Tu sais, je ne me mets aucune pression. Je suis une fille de télé, puis quand j’aurai fait ma pièce, je vais retourner dans l'ombre en télé, et je vais être heureuse. Mais si, ne serait-ce qu'un moment, les gens ont été émus, touchés, ou se sont posé une question de plus, qu’ils ne se seraient pas posée avant de voir la pièce, ce sera mission accomplie.
Peux-tu nous expliquer comment t’est venu le titre, Club sandwich mayonnaise?
C’est mon père qui l’a trouvé, à l’hôpital... Selon la procédure, le médecin vient s'assurer que la personne veut toujours obtenir l’aide médicale à mourir. Quand le médecin lui a demandé si c’était toujours ce qu’il voulait, au lieu de dire: «Oui, c’est l'aide médicale à mourir», mon père a répondu: «M’a vous prendre un club sandwich mayonnaise», et tout le monde est parti à rire, même le médecin. Jusqu'à la fin, ça va avoir été lui.
En terminant, comment compléterais-tu la phrase: «Pierre Légaré, c'est... »?
C'est un humaniste qui croyait vraiment que chaque personne avait un potentiel et méritait sa chance. Il croyait énormément en l’humain, et c'est pour ça qu'il a été psychologue. C'est quelqu’un de super inspirant qui a changé la vie de bien des gens.
Et «Papa, c'est... »?
C'est mon superhéros. Je veux qu'il me guide tout le temps. C'est une personne que j'ai trouvée tellement grande... L'image qui me vient en tête, c'est moi, petite, qui, à chaque fin de journée, veut lui ramener un beau bulletin et qu'il soit fier de moi.
Club sandwich mayonnaise, de Manuelle Légaré, sera présentée à l’Usine C, du 8 au 18 avril 2026.