Les pièges que Québec doit éviter: embûches et retard de près de deux ans à Edmonton
Le chantier d’une nouvelle ligne de train léger, qui s’éternise, a frustré des citoyens


Jean-Luc Lavallée
EDMONTON | La Ville d’Edmonton doit inaugurer dans les prochains mois une troisième ligne de train léger, comparable au futur tramway de Québec. Les travaux, beaucoup plus longs que prévu, ont mis à rude épreuve la patience des citoyens.
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Les premiers trains légers, fabriqués par Siemens, sont apparus en 1978 dans la capitale albertaine qui comptait alors moins de 500 000 habitants.
La culture du train est donc bien implantée. Depuis, le réseau ne cesse d’être étendu.
Les rames Bombardier de la nouvelle ligne Valley, elles, s’apparentent davantage à un tramway.
La première phase de 13 km (sur 27 km) ne cesse d’accumuler les écueils et risque d’avoir près de deux ans de retard sur l’échéancier annoncé (voir autre texte).
Ici aussi, on parle du plus gros projet d’infrastructure publique de l’histoire de la Ville, avec un budget de 4,4 milliards $.
Près de 1300 arbres ont été abattus le long du tracé pour la ligne sud-est. Les automobilistes ont perdu des voies. Des expropriations ont été nécessaires. Des riverains du tracé ont également tenté, en vain, de bloquer le projet en s’adressant aux tribunaux.
Seule une poignée de commerçants ont néanmoins été affectés durement à proximité du tracé puisque le train traverse principalement des quartiers résidentiels peu densifiés et une zone industrielle. Le tronçon au centre-ville est relativement court.
Acceptabilité sociale
L’acceptabilité du projet est difficile à mesurer. Aucun sondage récent n’est disponible. Plusieurs commerçants rencontrés au centre Bonnie Doon, desservi par le train, pensent qu’ils auront davantage de clients et que cela permettra de revitaliser leur mail un peu moribond.
«C’est bon pour la ville. Edmonton avait vraiment besoin d’un meilleur système de transport en commun. La construction a été très lente par contre. Ils ont travaillé sur un viaduc pendant près de quatre ans près de chez moi. J’ai vu beaucoup d’accidents et de bouchons», raconte Ethan Hodgson à la boutique Game City.
«Ça a été vraiment dérangeant. On a enduré le bruit, la poussière trop longtemps», expose un résident de Mill Woods, Ian Ross, qui fait partie des sceptiques. «Ça coûte très cher de faire rouler des trains vides. Ça peut devenir un éléphant blanc.»
«Quand le projet était sur papier, l’acceptabilité devait être 50-50. Aujourd’hui, je serais surpris que vous trouviez plus de 10 % de gens qui sont contre, estime Dallas Lindskoog, porte-parole du consortium TransEd qui a construit la nouvelle ligne. Les gens voient, maintenant, pourquoi ils ont fait ce sacrifice et ils imaginent leurs enfants et petits-enfants en profiter.»
Une vision à long terme
«Il y aura toujours des gens opposés à tout projet, mais ça prend aussi des visionnaires qui sont capables de se projeter dans le futur», insiste M. Lindskoog.
«Il y a beaucoup de fierté dans notre équipe après six ans de travaux. J’étais là au tout début et je deviens émotif quand j’en parle.»
La Ville d’Edmonton anticipe un achalandage de près de 130 000 passagers par jour, dans 20 ans, sur la ligne Valley.
La croissance démographique justifie à elle seule le projet, selon Quinn Nicholson, qui gère les communications du projet pour la Ville.
«D’ici 2040, on aura pratiquement 2 millions de personnes dans la région métropolitaine et selon toutes les projections, le trafic ne va que s’empirer.»
«La Ville a dû faire un bon travail pour expliquer sa vision. On ne peut pas faire un projet comme ça sans qu’il y ait des inconvénients. C’est le prix à payer», résume-t-il.
QUELQUES DIFFÉRENCES AVEC QUÉBEC
- Le train d’Edmonton n’aura pas la priorité à tous les feux rouges
- Le rebord de la dalle de béton, surélevée par endroits, a été adouci avec un angle de 45 degrés
- Alimenté par des caténaires (au lieu d’une ligne aérienne de contact plus discrète)
- Deux rames de train pourront être couplées pour doubler la capacité (550 passagers au lieu de 275).
- Aucune station souterraine (il y en aura deux à Québec)
- Aucun programme de compensation pour les commerçants durant les travaux
Un Québécois aux commandes du chantier

EDMONTON | Le Québécois Ronald Joncas, qui pilote la phase 1 du projet depuis près de trois ans, est convaincu que la ligne Valley remportera un franc succès malgré les obstacles durant le chantier et la grogne citoyenne.
«Les mêmes enjeux surviennent partout, tout le temps. Vous pouvez juste changer le nom de la ville», illustre le gestionnaire d’expérience, qui a dirigé des équipes partout dans le monde pour des projets de transport collectif, surtout en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique.
Le tour du propriétaire
M. Joncas nous a fait faire le tour du propriétaire lors de notre passage à la mi-mai, à quelques mois de la grande ouverture qui était alors planifiée d’ici la fin de l’été.
Le chantier était alors «complété à 98 %». Nous avons pu observer les trains Bombardier circuler à basse vitesse dans un quartier résidentiel, alors que la phase de tests battait son plein.
M. Joncas nous a également fait visiter le tunnel de 400 mètres à l’entrée du centre-ville, le pont à haubans au-dessus de la rivière Saskatchewan, le gigantesque garage qui abrite les 26 trains de la ligne, la portion surélevée du tracé dans une zone industrielle et la gare Davies, qui impressionne avec ses plafonds de bois et son stationnement de 1300 cases.
«On ne peut pas tout prévoir»
Interrogé sur les problèmes qui ont ralenti la construction du pont Tawatinâ, il évoque la découverte d’une masse de béton inconnue au fond de la rivière près des piles. Les plans n’étaient pas à jour non plus pour les réseaux techniques souterrains à la station Churchill.
Des sols contaminés en plus grande quantité ont également posé problème. La COVID a aussi ralenti le travail des équipes.
Cet été, des fissures ont été décelées sur 21 piliers neufs de la structure aérienne en béton. La date de lancement, inconnue à ce jour, a dû être repoussée à nouveau, pour la quatrième fois.
«On ne peut pas tout prévoir», fait remarquer le dirigeant du consortium TransEd, retenu pour la construction, l’exploitation et l’entretien pour 30 ans de la ligne Valley (portion Sud-Est).
Malgré les retards, TransEd et la Ville maintiennent que le budget de 1,8 G$ sera respecté. Les risques ont été transférés au secteur privé dans le cadre d’un PPP (partenariat public-privé), rappelle-t-on.
Des litiges persistent toutefois sur la responsabilité concernant certains pépins.
La Valley Line à Edmonton (train léger)

PHASE 1 (SUD-EST)
- 13 kilomètres (entre le quartier Mill Woods et la 102e Rue au centre-ville)
- 12 stations (incluant une grande gare avec un stationnement de 1300 cases)
- 1,8 milliard $ (La Ville débourse 800 M$, la province de l’Alberta 600 M$ et le fédéral 400 M$)
- La construction a débuté en avril 2016
- L’ouverture, prévue initialement en décembre 2020, a été repoussée à l’été 2022 puis à une date indéterminée après la découverte de fissures dans des piliers de béton
- Les trains auront une vitesse maximale de 80 km/h
PHASE 2 (OUEST)
- 14 kilomètres (entre le secteur Lewis Farms et la 102e Rue au centre-ville)
- 16 stations
- 2,6 milliards $ (incluant une contribution de 1 G$ du provincial et 950 M$ du fédéral)
- Le plus gros centre commercial au pays, le West Edmonton Mall, sera desservi
- La construction a débuté en 2021
- L’ouverture de la ligne est prévue en 2026 ou 2027
Note : La planification des deux phases a débuté en même temps, fin 2008
Aucune inquiétude pour l’hiver
Ronald Joncas, gestionnaire du chantier à Edmonton, n’a aucune inquiétude quant à la fiabilité des trains en hiver.
À Edmonton, les hivers sont froids et les gens ont l’habitude d’affronter des tempêtes de neige, bien que les précipitations soient nettement moins abondantes qu’à Québec.
«Ce sont les mêmes rames qu’à Waterloo et là-bas, ça fait déjà deux hivers complets qu’ils passent et il n’y a eu aucun souci avec l’ouverture des portes ou le chauffage», insiste-t-il.
«Nous sommes très confiants. C’est un système qui est un peu moins complexe que celui d’Ottawa. Il est plus semblable à ce que vous allez avoir à Québec», a-t-il exposé.
Des œuvres d’art intégrées
La Ville d’Edmonton a intégré de nombreuses œuvres d’art public au projet, en vertu d’une politique semblable à la fameuse règle du 1 % au Québec, qui correspond à une portion admissible du budget total du projet.
Plusieurs stations ont été enjolivées de sculptures ou de panneaux colorés.
Les fenêtres de la gigantesque gare Davies ont également été recouvertes d’œuvres translucides.
Quant au nouveau pont Tawatinâ, qui surplombe la rivière Saskatchewan, des dizaines d’œuvres d’art des différentes communautés autochtones, présentes à Edmonton, sont bien visibles sur la structure lorsqu’on emprunte la passerelle piétonnière et cycliste aménagée en contrebas.
Un conseiller milite pour un SRB
Loin d’être convaincu de la pertinence de la Valley Line, le conseiller municipal Tim Cartmell, est un opposant notoire de la phase 2 dans l’ouest de la ville.
Selon lui, la ville d’Edmonton aurait été nettement mieux servie avec un Service rapide par bus (SRB), pour une fraction du prix.
«La ligne au sud-est est plus tolérable, mais dans l’ouest, ça va être brutal pour le réseau routier (avec le retrait de voies de circulation). Le train sera aussi lent que des bus, mais ça coûte beaucoup plus cher», dit-il en entrevue.
«Il y a cette perception très répandue selon laquelle la nouvelle ligne sera comme la vieille ligne avec des véhicules qui circuleront à 80 km/h. Ce n’est pas ça du tout. C’est un tramway. Et les gens vont être très désappointés d’avoir payé pour ça. Est-ce que ça va réduire la congestion ? Probablement pas», tranche-t-il.
L’ex-maire qui a lancé le projet est déçu du résultat

EDMONTON | Considéré comme le parrain de la ligne Valley, l’ex-maire d’Edmonton Stephen Mandel (2004 à 2013) critique aujourd’hui sévèrement le projet et les impacts du chantier.
«C’est très décevant de voir qu’on ne peut pas faire des projets de la sorte plus rapidement. Il y a eu beaucoup de problèmes. La COVID est arrivée pendant que le chantier du train était en cours et ça a détruit notre centre-ville. Quel gâchis», lâche-t-il en entrevue.
«Le centre-ville a été paralysé. Tu ne pouvais plus aller à gauche ni à droite. Ça aurait pu être évité s’ils avaient effectué la construction section par section. Il y a des rues qui ont été fermées pendant cinq ans juste pour entreposer du matériel à proximité du chantier. Ça aussi, ça aurait pu être évité», soutient-il.
Stations souterraines
À l’époque, il s’était battu pour la construction de stations souterraines au centre-ville.
Les autres membres du conseil lui avaient toutefois dit non, redoutant des coûts et des délais additionnels.
Contrairement aux lignes Metro et Capital (qui comptent six stations souterraines), toutes les stations de la ligne Valley sont en surface.
«Il y avait beaucoup d’impatience chez les membres du conseil qui voulaient aller plus vite. Tant qu’à le faire, on aurait dû bien le faire afin d’éviter des problèmes. Le reste de notre réseau est déjà en souterrain au centre-ville», argue-t-il.
Un «succès» malgré tout
Le concept de la ligne Valley, élaboré sous son règne, était une «bonne idée» à l’époque, maintient-il, malgré les doutes qui l’assaillent aujourd’hui.
«Les gens peuvent se déplacer assez aisément à Edmonton. S’il n’y a pas de trafic pour aller au centre-ville et que je peux y aller rapidement en voiture, pourquoi je l’utiliserais? Au final, je pense que ce sera malgré tout un succès. Mais pour s’y rendre, ça a été vraiment très frustrant et dérangeant. Les gens sont fâchés.»
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