Les pièges que Québec doit éviter: à Waterloo, le tramway a été «un marathon»
Trois élections municipales ont porté sur le projet


Stéphanie Martin
WATERLOO | Québec doit s’attendre à s’engager dans un «marathon», mais surtout, croire en son projet de tramway et écouter les citoyens, conseillent les responsables du projet de tramway à Waterloo, en Ontario.
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«C’est un marathon et non un sprint», lance d’emblée TJ Flynn, directeur des communications pour la région de Waterloo.
Située à une heure de Toronto, la région comprend trois villes qui comptent près de 600 000 habitants au total : Waterloo, Kitchener et Cambridge.
Depuis 2019, le tramway ION relie les deux premières, sur 19 km. Une seconde phase pour rejoindre Cambridge est en gestation.
Le conseiller municipal Tom Galloway a franchi trois élections municipales qui ont porté principalement sur le projet.
Chaque fois, malgré les opposants qui se faisaient très vocaux, les candidats protramway ont été réélus par de fortes majorités, se réjouit-il.
Comme à Québec, c’était une première incursion dans le transport lourd pour les citoyens de Waterloo.
«On partait de zéro», se remémore l’ingénieur Matthew O’Neil, gestionnaire de la coordination à Rapid Transit.
Les sondages donnaient quant à eux un appui mitigé au projet, autour de 50 %, rappelle le conseiller Galloway.
Pour lui, la clé est de «passer beaucoup de temps à expliquer». «Si j’ai cinq minutes pour discuter avec une personne, il est rare que je n’arrive pas à la convaincre des bienfaits du train léger», lance le politicien d’expérience.
Contrôler l’étalement
La région de Waterloo a fait le choix du tramway (ou du train léger, selon l’appellation utilisée dans la communauté) pour des considérations d’aménagement du territoire.
Préoccupés par le sort des terres agricoles qui entourent la ville, dans un contexte où la tendance en Ontario est à l’étalement, les élus ont choisi de densifier le centre-ville et, pour eux, cela passait par un mode de transport lourd comme le tramway, explique M. Galloway.
«La plupart des gens ne voyaient le projet qu’à travers la lorgnette du transport. Mais il fallait passer beaucoup de temps à rappeler que le train est un outil d’aménagement.»
Les autorités n’ont pas tardé à voir les effets, alors que le développement résidentiel et commercial le long de la ligne a explosé (voir autre texte plus bas).
Mais plusieurs commerçants ont souffert pendant les années de travaux.
Pour TJ Flynn, Matthew O’Neil et Tom Galloway, la clé a été la communication et d’informer les gens touchés au jour le jour. «Tu ne peux pas trop communiquer», lance ce dernier.
«Les politiciens doivent y croire et être à l’écoute. Et rappeler constamment qu’ils font ce projet pour l’avenir de nos enfants», avise M. Flynn.
«On doit garder en tête que si ce n’est pas douloureux, on ne le fait pas de la bonne façon», ajoute M. O’Neil, qui est conscient qu’on ne peut pas éliminer tous les impacts.
Économie de 500 M$ sur 30 ans
La région compte plus de 600 000 habitants. Avec des prévisions d’accroissement de la population de 100 000 personnes d’ici 10 ans, les décideurs publics n’avaient pas d’autre choix que de planifier à l’avance parce que l’étalement coûte cher.
«Nous allons économiser 500 millions $ sur 30 ans parce qu’on n’aura pas à payer de nouvelles routes pour de nouveaux quartiers de banlieue», chiffre M. Galloway.
Le projet a connu des retards, en raison des délais de livraison des wagons.
C’est pourquoi Matthew O’Neil recommande à Québec de ne pas s’engager fermement sur une date de mise en service.
«Il faut plutôt se concentrer à transmettre l’information sur le processus en cours.»
«Quand on met en service, il faut que tout fonctionne», renchérit TJ Flynn.
Le tramway ION de Waterloo-Kitchener

- 19 km
- 19 stations
- Trains en 5 sections articulées
- Wagons de Bombardier équipés du wifi
- Plateforme surélevée par endroits et au niveau du sol à d’autres endroits
- Trajet de 45 minutes d’un terminus à l’autre
- Vitesse maximale de 60 km/h
- Fréquence de passage aux 10 minutes
- Coût d’un aller simple : 3,25 $
- Achalandage de 2,6 millions de passagers en 2019, et de 2,1 millions en 2021
- Rejoint deux centres commerciaux en passant au cœur de deux centres-villes
- Début de la construction : 21 août 2014
- Date de mise en service : 21 juin 2019
- Financement public impliquant la région et les gouvernements fédéral et provincial. Partenariat public-privé
- A amené plus de 4 G$ d’investissements dans la région depuis son implantation
- Coût prévu au départ : 818 M$
- Coût final : 868 M$
- Phase deux en élaboration, sur 18 km pour rejoindre Cambridge à un coût estimé à 1,3 G$
Source : Region of Waterloo
Années de construction «horribles», effets positifs à long terme
WATERLOO | Les commerçants de Waterloo se souviennent encore des années de construction du tramway ION, qu’ils qualifient d’«horribles», mais concèdent qu’au final, l’effet est généralement positif.
Le Journal a discuté avec des marchands le long du tracé. Ils sont heureux d’avoir survécu à la phase de construction du train, qui a éventré les rues devant leurs commerces.
Pour David Worsley, qui tient avec Mandy Brouse une librairie sur King Street, cela a été une traversée du désert.
La première année, les copropriétaires ont mené une campagne majeure de publicité sur les réseaux sociaux pour inciter leurs clients à venir leur rendre visite quand même.
M. Worsley concède qu’il a connu malgré tout une bonne année. Les deux suivantes ont été plus difficiles.
Loyers plus chers
Ce qu’il déplore, c’est qu’avec l’arrivée du tramway, les loyers ont augmenté le long du tracé.
«La valeur au pied carré a doublé. Mon loyer a augmenté de 20 %, mais j’ai entendu qu’à certains endroits, cela a grimpé de 30 à 40 %», témoigne-t-il.
Malgré tout, il estime que «c’est mieux» pour les affaires depuis l’arrivée du tramway.
Dans la boutique d’accessoires Harmony, non loin de là, Tanya Fongang raconte que les travaux forçaient les clients à naviguer entre les obstacles pour accéder aux commerces et que plusieurs rues sont devenues à sens unique.
On regrette aussi que le tramway ait accru la distance entre les stations. «On doit marcher plus longtemps, rapporte-t-elle. Maintenant, les gens s’habituent.»
Prisé des étudiants
«Plusieurs personnes apprécient les améliorations sur King Street», témoigne Davina Schumann.
Les étudiants trouvent particulièrement leur compte dans ce nouveau moyen de transport, dans cette ville dotée de deux universités, confirment Macarena Mendoza et Daryl Johnson, deux universitaires qui utilisent ION pour aller au boulot au centre-ville.
«J’aime ça, je peux voyager de façon directe et rapide entre Kitchener et Waterloo», exprime Daryl, qui travaille dans un pub au centre-ville et dit utiliser le tramway au moins cinq à six jours par semaine.
«Pendant la construction, ça a été horrible. Mais c’est un projet durable. Alors il faut subir pendant quelque temps et au bout du compte, à long terme, ça en vaut le coup.»
Le gérant de Famoso Neapolitan Pizzeria, John McLaughlin, remarque que le tramway lui a apporté une clientèle supplémentaire.
«Il y a beaucoup d’étudiants qui viennent dans notre restaurant», note-t-il.
Développement fulgurant le long du tracé
Même avant la mise en service du tramway ION, les développeurs se sont montrés intéressés à s’installer près des rails.
C’est le cas du géant Google, par exemple, qui a aménagé ses bureaux dans le centre-ville de Kitchener, directement le long du tracé.
Les grues sont visibles partout où passe le tramway.
Investissements
Les autorités estiment que plus de 4 milliards $ en investissements ont été injectés dans le développement depuis le lancement du projet.
La hausse de valeur des propriétés le long du tracé est «incroyable», constate le conseiller municipal Tom Galloway.
Certaines ont doublé ou triplé, dit-il, et le taux de vacance y est très faible.
«Une perte d’argent», dit un opposant
Jay Aissa, l’un des principaux opposants au train léger de Waterloo, a combattu le tramway pendant plusieurs années.
Il s’est même présenté deux fois à la mairie régionale de Waterloo et a tenté des actions judiciaires pour bloquer le projet, sans succès.
Même trois ans après la mise en service, il estime toujours que le tout est «une perte d’argent» qui aurait pu être dépensé de manière plus efficace.
Pas de positif
Rencontré dans les bureaux de son entreprise de clôtures, dans le nord de Waterloo, il critique les coûts, l’entretien lié à la neige, le trop faible nombre de statio ns, la vitesse trop lente, le faible achalandage.
«Je ne peux pas y voir de positif. Je pense toujours qu’on aurait dû y aller par étape et ajouter des bus, plus flexibles, afin de bâtir un achalandage. Plus tard, on aurait pu mettre un tramway.»
Québec exemplaire, dit un avocat
TORONTO | Québec fait figure d’exemple avec son programme de compensation pour les marchands, croit un avocat de Toronto qui a vu la détresse vécue par des commerçants de Waterloo qui n’avaient droit à aucune indemnisation pour leurs pertes.
La construction du train léger sur rail à Waterloo a causé bien des maux de tête à des propriétaires d’entreprises qui ont subi les travaux de construction.
Pour certains d’entre eux, cela a entraîné des pertes financières importantes, a constaté Shane Rayman, avocat basé à Toronto, qui a accompagné des marchands dans leurs réclamations à l’autorité régionale responsable du projet.
Bonnes pratiques
Québec a déjà implanté un programme de compensation des pertes à l’intention de tous les riverains. Selon lui, cette méthode fait partie des bonnes pratiques.
«Je pense que ce sera équitable et que cela aidera à bâtir la confiance du public envers le projet. Et cela pourrait aider à sauver des entreprises, ce qui est très important.»
Car Waterloo a adopté une autre façon de faire, explique-t-il. «La région a statué qu’elle ne paierait pas pour des pertes financières. Ceux qui se sentaient lésés devaient aller en cour et poursuivre.»
«On ne paie pas, sinon ça ne finit jamais, confirme le conseiller municipal Tom Galloway. On considère que toutes proportions gardées, les commerçants sont gagnants au bout du compte avec la venue du tramway.»
Mike Williamson, propriétaire de Central Fresh Market, réclame 10 millions $ à la région de Waterloo pour les pertes qu’il dit avoir subies depuis que le tramway passe devant chez lui et, selon lui, empêche les automobilistes d’accéder à son commerce.
«J’ai bon espoir de régler dans la prochaine année», confie-t-il au Journal, refusant d’en dire plus, sur les conseils de son avocat.
«Certains entrepreneurs n’ont pas été affectés, mais je pense que plusieurs ont fait faillite à cause de cela», rapporte Me Rayman.
Les systèmes légers sur rails sont bénéfiques pour les commerces à long terme, croit l’avocat, et vitalisent une communauté.
Mais il faut passer au travers de la période de construction et cela peut être ardu, surtout si les travaux s’éternisent.
États financiers
M. Rayman recommande aux commerçants de Québec qui seront affectés par les travaux de tenir des états financiers précis, de documenter leurs pertes, mais aussi de surveiller attentivement les travaux devant chez eux et les délais qui peuvent survenir.
Selon lui, la Ville, de son côté, doit bien informer les citoyens et les commerçants, faire tout en son pouvoir pour limiter les dérangements, reconnaître les difficultés financières vécues par les commerçants et se montrer «compatissante et juste» envers eux.
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