Comment Anick Lemay a été d’une grande aide dans le parcours de Gaëlle Cerf
Alicia Bélanger-Bolduc
Pour Gaëlle Cerf, la vie est un mélange d’épreuves et de réussites qu’elle traverse avec force et passion. Avec plus de 30 ans d’expérience en restauration, pionnière de la cuisine de rue et directrice de l’organisme Les Survenants, qui conçoit des événements gourmands à travers la ville, elle impressionne par sa créativité et sa résilience. En plus de militer pour une gastronomie plus accessible, elle est atteinte d’un cancer du sein métastatique. Entre entrepreneuriat au féminin et lutte personnelle, Gaëlle a encore bien des leçons à nous transmettre.
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Premièrement, comment allez-vous?
Je vais de mieux en mieux. J’ai eu une bonne nouvelle récemment: l'intervalle entre mes scans passe de trois à six mois, ce qui veut donc dire que mes traitements fonctionnent. Cela dit, je les continuerai longtemps, mais j’ai espoir de tenir le coup encore plusieurs années. La rémission complète n’est cependant pas envisageable dans mon cas, car j’ai un carcinome canalaire infiltrant, et même si l'équipe médicale n'a trouvé qu'une seule métastase, sur une de mes lombaires, il fait partie de la grande catégorie des cancers de stade 4. J’ai donc un traitement ciblé qui agit sur la maladie comme une couverture, qui est étanche depuis presque trois ans. J’espère que ça restera comme ça le plus longtemps possible...
Comment vivez-vous avec l’incertitude qu’apporte votre cas?
J’ai dû apprendre à vivre avec. J’ai réussi à choisir que ça aille bien. On appelle ça être une optimiste réaliste. Je ne suis pas dans un monde de licorne, mais ma vie n’est pas menacée pour l’instant et je suis capable d’avoir un peu plus de recul. Comme j’ai toujours des traitements toutes les trois semaines, je ne peux pas planifier plus loin que ça. Et ça me remet la maladie en plein visage chaque fois. Maintenant, je réussis à me dire que mon temps à l’hôpital est un moment heureux où je prends soin de moi. J’ai dû mettre mon testament à jour et signer des papiers pour mes procurations. On pense rarement à ça quand on est en santé, mais c’est une étape importante et difficile à franchir.

Vous restez donc avec des répercussions à long terme de la maladie?
J’ai encore beaucoup de mal et de changements qui se produisent. J’ai des neuropathies dans les mains et les pieds qui limitent mes mouvements. La chimio est comme une brûlure et mes terminaisons nerveuses ont été affectées. Des nerfs, ça prend du temps à se renouveler, donc je n’ai pas toutes mes sensations dans mes extrémités. Ce sont des détails, mais ça me rappelle constamment que je suis malade. Je remarque aussi que j’ai ce qu’on nomme un chemo-brain («cerveau-de-chimio») qui fait que je cherche mes mots et que j’oublie certaines choses. La chimio a causé un sacré coup à mon corps: c’est comme si je m’étais fait passer dessus par un train au complet, un gros train de transport de conteneurs maritimes qui ne finissent plus de défiler.
Dans une vidéo pour la Fondation du cancer du sein en 2024, vous disiez devoir apprendre à aimer la maladie, puisqu’elle fait désormais partie de vous. Quel chemin vous a menée à cette réflexion?
J’ai vraiment vécu un moment décisif au tournage de cette vidéo. L’entrevue n’a duré qu’une demi-heure, mais l'équipe a réussi à me faire sortir des trucs hallucinants. J’avais les cheveux un peu plus longs, ce jour-là, et j’ai réalisé que depuis la chimio, j’essayais de me reconstruire telle que j’étais au départ: je voulais juste retrouver ma chevelure d’avant. En faisant cette entrevue, j’ai enfin compris que je n’étais plus la même et que je devais apprendre à vivre le moment présent. Après, je me suis rasé les cheveux très courts pour arrêter de vouloir revenir à qui j’étais. Ça se remarque plus et ça m’aide à assumer la nouvelle moi.
Quel rôle a joué votre réseau dans les moments difficiles?
Marie-Chantal Perron et Annick Lemay ont vraiment été un support important. Ce sont deux femmes incroyables qui ont un type de pouvoir impressionnant. Annick est passée à travers un parcours similaire et m’a donné des trucs pour gérer le mal. Les liens que j’ai tissés avec certaines personnes sont hallucinants! Évidemment, il y a mon amoureux, qui a tout sacrifié et pour qui je suis devenue la priorité numéro un. Il me connaît si bien que parfois, il voit la douleur dans mes yeux avant que j'en prenne conscience moi-même. Il n’est pas rare que ce genre d’épreuve brise des familles et je suis très chanceuse de l’avoir. Ah, mais quelle aventure, quand même!
Le choix du mot aventure est aussi significatif dans votre cheminement. Vous pourriez le voir comme un problème ou un combat...
Ce n’est pas un défi à surmonter. Beaucoup de gens parlent de moi comme une battante et une guerrière, mais je n’aime pas ces termes. Quand tu pars en guerre, tu choisis d’aller te battre. Moi, je me suis fait ramasser par un truck et j’ai survécu. Mon corps est certainement devenu un terrain de combat, mais je ne l’ai pas demandé. Chacun le vit à sa façon, mais je ne suis pas en train de tirer sur un autre soldat, je ne fais que prendre les coups sans pouvoir vraiment riposter.
Vous qui venez du milieu de la restauration, est-ce que la nourriture est une source d’apaisement?
Avec les kilos que j’ai pris ces dernières années, ma réponse est bien évidente! (rires) Avec la chimio, le goût change aussi et je craignais que ça ne revienne jamais, mais ça va mieux maintenant.
Votre vision de l’alimentation a-t-elle évolué depuis?
Je trouve que la meilleure façon pour les différentes communautés culturelles de se parler est à travers leurs plats. On peut ne pas parler vietnamien, mais adorer la nourriture vietnamienne. Ça crée des rencontres fabuleuses et un partage de savoir infini. J’ai beaucoup réfléchi sur la perception de soi au niveau du travail. Je me suis demandé si j’étais toujours à la bonne place, et la réponse est sans équivoque: je suis vraiment sur mon X et je me compte très chanceuse.
Depuis la fermeture de votre restaurant, Grumman ’78, vous semblez davantage impliquée dans le développement de la gastronomie québécoise. Quels sont vos différents projets?
À 51 ans, je n’ai plus l’énergie pour faire 60 heures debout. Je travaille surtout avec Les Survenants, un organisme dont je suis la directrice qui a été créé en 2004. L’idée, au départ, c’était d’animer les quartiers. Aujourd’hui, on collabore avec les arrondissements, les commerçants et les sociétés de développement commercial. L’inclusion et la mixité sont au cœur de nos actions. Un bon exemple est Les Premiers Vendredis, un événement qu’on a lancé sur l’esplanade du Parc olympique: des camions de bouffe, une ambiance festive, et un rayonnement local fort. C’est un concept que j’ai découvert en voyage et que j’ai voulu adapter ici. On en est très fiers.
D’où vient votre amour pour les food trucks?
Quand j’ai quitté le restaurant Au Pied de Cochon, en 2009, je ne trouvais plus ma place dans le milieu montréalais. J’ai passé du temps entre Los Angeles et New York, où j’ai découvert la richesse de la bouffe de rue. Les Premiers Vendredis, ça vient de là: un mélange d’art, de communautés et de camions gourmands. De retour ici, mes amis Marc-André et Hilary ont acheté un vieux camion de pompier pour en faire un resto à tacos, et j’ai embarqué dans l’aventure. En 2019, on a connu notre meilleure année, mais la pandémie a forcé la fermeture. Ce projet a mis en lumière le manque de cuisine de rue à Montréal. Et ça a déclenché tout un mouvement.
Quels sont vos projets?
Je travaille sur un concept de fermes urbaines à Montréal. L’approche locale est plus durable et l’intérêt est grandissant. On organise l’événement Ferme en ville en septembre, dans le district central, pour faire découvrir des marchands de proximité. On gère aussi le casse-croûte des Jardins Gamelin depuis quatre ans, un espace où on tente d’apaiser les enjeux de cohabitation. Et au pavillon Jacques-Cartier du Vieux-Port, Les Eaux Douces offre à la fois un lieu événementiel et un petit marché. J’ai vraiment l’impression de contribuer à quelque chose de beau. Me sentir utile, ça m’aide à traverser les moments plus durs. Je me couche le soir fière de ce que j’ai accompli.