Le «Boulevard du crack» à Vancouver est-il le futur de Montréal?

Jean-Michel Clermont-Goulet
Connaissez-vous «l’allée du crack», expression (critiquée) utilisée pour décrire une petite rue de Montréal dans laquelle plusieurs consommateurs de drogue se rassemblent? À Vancouver, il y a ce qu’on pourrait plutôt désigner comme un «boulevard du crack». Ce phénomène pourrait-il faire son bout de chemin jusqu’ici? On fait le point avec un expert.
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En marchant à Vancouver sur East Hasting Street, une artère importante du quartier Downtown Eastside, il est impossible d’ignorer les centaines, voire les milliers de personnes qui y vivent ou s’y côtoient quotidiennement, tantôt complètement high et couchées au sol, tantôt en train de fumer du crack ou de s’injecter une quelconque drogue sans se cacher.

Sur plus d’un kilomètre de distance, sur cette rue à six voies bordée de commerces (imaginez un peu la rue Sherbrooke à Montréal), les trottoirs sont imprégnés d’odeurs d’urine ou de défécations et sont bondés de personnes en situation d’itinérance. Et c’est encore plus marqué dans les ruelles qui bordent le boulevard.
Comme piéton qui passe dans le coin, on ne se sent pas toujours en sécurité, mais on se sent également impuissant face à cette panoplie de personnes en détresse qui pansent leurs maux du mieux qu’ils peuvent.

On peut même se demander comment les commerces qui ont pignon sur rue font pour vivre au quotidien avec ce fléau.
Le cas montréalais
Dans la métropole québécoise, l’expression «allée du crack» a fait son apparition dans les derniers mois, faisant référence à la rue Berger, une petite voie du Quartier des spectacles entre les rues Sainte-Catherine et Charlotte.
Les résidents d’immeubles à condos du quadrilatère se sont plaints à maintes reprises, parce qu’ils n’ont plus de quiétude et craignent pour leur sécurité, notamment.
Pourquoi cette rue est-elle particulièrement touchée? En bonne partie parce que c’est là que se trouve l’organisme communautaire CACTUS Montréal, qui intervient notamment auprès des personnes utilisatrices de drogues. Faute de place et de temps, les consommateurs de drogues s’agglutinent autour et finissent par consommer en pleine rue.

La mécanique est similaire à Vancouver, où les utilisateurs de drogue se retrouvent dans la rue faute d’endroit où aller, généralement à proximité des organismes d’aide.
Malgré ces similitudes, force est de constater que côté ampleur, la situation à Montréal «n’est pas du tout» celle de Vancouver, affirme Jean-Sébastien Fallu, professeur agrégé à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal (UdeM) et spécialisé en prévention de la toxicomanie.
Mais pourrait-elle le devenir?
«Nous ne sommes pas à l’abri, croit-il. C’est toujours comme ça, c’est-à-dire que la vague vient souvent de l’Ouest pour s’en venir vers l’Est», ajoute-t-il, citant en exemple les problèmes de surdoses, d’itinérance et la prolifération du crack, du crystal meth et des drogues contaminées notamment.
À Vancouver, la température clémente est «probablement» l’un des facteurs liés au problème, puisque les personnes peuvent vivre sur la rue à l’année, contrairement à Montréal.
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La faute d’un amalgame de crises
Plusieurs éléments sont pointés du doigt, lorsque vient le temps de se questionner sur l’origine de la détérioration de la situation montréalaise.
Les crises du logement et de santé mentale, l’accès aux drogues, le manque d’accès aux services d’aides et d’accompagnement font notamment partie de l’équation, énumère M. Fallu, précisant que la pandémie de COVID-19 n’a fait qu’accentuer la tendance.
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«À Montréal, on a pas encore atteint la situation de Vancouver, mais c’est vrai que ça s’est détérioré, dit-il. Ça fait plusieurs années qu’on dit que “ça va arriver, ça va arriver”. Malheureusement, on attend d’être acculé au pied du mur pour éteindre le feu.»
Selon lui, tout ne se réglera pas en continuant de mettre en place «les mêmes solutions inefficaces» (répression, prohibition). Il faut plutôt s’attaquer aux «causes fondamentales que sont les iniquités sociales, la guerre à la drogue, l’exclusion sociale, la déshumanisation, la crise du logement», notamment.
Les résidents près de la rue Berger ont beau se plaindre du bruit, s’il faut s’occuper de la crise et déplacer les personnes problématiques, où devrions-nous les placer?
«C’est une excellente question à laquelle personne ne semble avoir de réponse, dit le professeur de l’UdeM. C’est un problème complexe et il faut accompagner ces personnes-là, qui sont un produit, en quelque sorte, de notre société libérale et capitaliste dans laquelle il y a des gagnants et des perdants.»

«Il faut trouver une façon de vivre ensemble, mais en améliorant leur situation, ajoute-t-il. Ce sont des citoyens qui ont le droit d’exister. Si on les cache, si on ne fait que filer le problème sous le tapis, ça ne fera qu’empirer.»
Manque de services
Sachant que l’«allée du crack» de Montréal est située tout près du CACTUS, est-ce qu’ouvrir d’autres centres du genre à travers la métropole ne ferait qu’empirer la situation? «Au contraire, ça aiderait la cause», martèle Jean-Sébastien Fallu, qui n’a pas à cœur l’expression «allée du crack», affirmant qu’elle ne fait qu’accentuer la stigmatisation de cette population.
«Il faudrait en avoir partout le plus possible et c’est ça l’enjeu, dit-il. CACTUS ne fournit pas. En santé publique, si on offre quelque chose à un seul endroit et que ça attire tout le monde, ça n’ira pas bien. Il faut le faire partout.»
Si les différents paliers gouvernementaux ne font rien, certaines conséquences pourraient venir teinter la crise actuelle.
Les personnes qui ont des problèmes de consommation seront dans la rue, quêteront, voleront, seront malades, accapareront différents services de soins de santé, de police, mourront et amplifieront le niveau d’insécurité sociale, soutient M. Fallu.
Vaut mieux prévenir que guérir
D’après Jean-Sébastien Fallu, s’il n’est pas minuit moins une pour agir, «il est très tard». «On aurait dû agir avant, parce que chaque minute compte et ça va s’empirer.»
«Il faut un changement de cap dans notre encadrement des drogues, mais également notre vision des personnes qui en consomment et la logique de “il faut absolument qu’elles arrêtent de consommer” et les punir», lance celui qui prône la décriminalisation, la légalisation et l’encadrement des drogues par l’État, une position partagée par plusieurs autres instances, dont le Service de police de la Ville de Montréal.
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Dans le meilleur des mondes, le gouvernement provincial devrait demander une exemption à Ottawa afin de ne plus appliquer la loi qui criminalise la consommation et la possession de drogue, créer davantage de logements et offrir un meilleur accès aux services sociaux, croit-il.
«Je le sais, je rêve en couleur, affirme Jean-Sébastien Fallu. En amont de tout ça, c’est un maudit projet de société, mais réduire le problème de pauvreté et régler la crise du logement serait un bon début».