Un cracheur de feu et une auberge: les tout débuts du Cirque du Soleil
![Le Montreal Gazette écrit à la fin de 1986: «Le Festival de Los Angeles présentera trois semaines de théâtre, de danse et de musique internationaux en septembre prochain. [...] La crème de la crème de la communauté du showbiz hollywoodien devrait assister à la soirée d’ouverture du festival… Et devinez qui sera la tête d’affiche de la soirée d’ouverture. Nul autre que le populaire Cirque du Soleil.» [traduction libre]](/_next/image?url=https%3A%2F%2Fm1.quebecormedia.com%2Femp%2Femp%2FPhoto_5ba3a3d4d-d761-446b-995f-535e36dcb13d_ORIGINAL.jpg&w=3840&q=75)
Martin Landry
Ça passait ou ça cassait. Oui, le 3 septembre 1987, le Cirque du Soleil prenait le plus grand risque de sa jeune existence en misant ses maigres ressources sur un spectacle devant le gratin artistique de la côte ouest des États-Unis.
Avant d’en arriver à cet été déterminant, remontons un peu le temps pour connaître les origines du Cirque du Soleil.
BAIE-SAINT-PAUL
À la fin des années 70, Baie-Saint-Paul attire une communauté de jeunes nomades. Le site de l’auberge Le Balcon vert devient le lieu de rassemblement de cette belle jeunesse en quête de liberté.
Au printemps de 1979, Gilles Ste-Croix est engagé comme gérant de l’auberge. On lui demande, entre autres, de programmer des activités pour la saison estivale. Pour l’appuyer dans son mandat, il embauche un animateur, un jeune cracheur de feu qui revient tout juste de Baie-James, Guy Laliberté.

Au milieu de ces jeunes, Guy Laliberté rayonne. C’est un vrai saltimbanque: il sait cracher le feu, chanter, danser et jouer de l’harmonica et même de l’accordéon. C’est tout un numéro! Il attire l’attention de médias et fait bien rire ses partenaires de l’auberge lors des élections fédérales de 1980, quand il se présente comme candidat pour le sarcastique Parti rhinocéros, sous le nom de Guy Pantoufle Laliberté. Le créatif candidat propose, entre autres, de faire construire un pont en macramé entre l’île aux Coudres et Saint-Joseph-de-la-Rive s’il est élu.
Le duo Ste-Croix/Laliberté et leurs comparses fondent d’abord la troupe de spectacles ambulants, les Échassiers de Baie-Saint-Paul, puis le Club des talons hauts. Ils s’exhibent sur les places publiques durant la belle saison. Ils présentent alors des performances théâtrales impressionnantes, dans lesquelles on est transporté par des danseurs en patin à roulettes, des troubadours échassiers, d’amusants jongleurs ainsi que de saisissants cracheurs de feu.
En 1982, le Club des talons hauts obtient officiellement son premier réel contrat quand la Municipalité de Baie-Saint-Paul lui confie l’organisation de sa fête foraine. Le duo s’allie à Daniel Gauthier pour assurer la gestion financière de la troupe. Il complétera ce trio gagnant qui bientôt fera naître le cirque réinventé.

EN ROUTE VERS QUÉBEC 84
Le financement de la culture a toujours été un enjeu de taille au Québec. Le difficile parcours financier de cette jeune troupe n’échappe évidemment pas à cette règle. Imaginez, pour attirer l’attention des médias et obtenir des fonds, Gilles Ste-Croix qui entreprend, en 1980, de marcher près de 90 km sur des échasses, de Baie-Saint-Paul à Québec. Pour récolter un maximum d’argent, Ste-Croix vend des milles de marche entre 25 sous et 1 dollar. L’exploit d’une durée de 22 heures lui permet d’amasser 60 000$.
Toutefois, la plus lucrative démarche pour financer la naissance du cirque est assurément celle de Guy Laliberté. Le cracheur de feu a l’idée de se servir de l’organisation des fêtes entourant la 450e année de commémoration de l’arrivée de Jacques Cartier au Canada pour convaincre le gouvernement du Québec d’engager sa troupe d’amuseurs publics. Déterminé comme pas un, Laliberté se rend à Québec, rencontre le premier ministre de l’époque, René Lévesque, et lui demande de lui accorder une subvention pour animer les fêtes du 450e. Guy promet au premier ministre un spectacle que personne n’a jamais vu, un spectacle de cirque sans animaux.
Il obtient la subvention de 1,6 million de dollars pour mettre sur pied une série de spectacles pour divertir les Québécois tout l’été. On peut dire que ce moment confirme la naissance du Cirque du Soleil.

LE GRAND TOUR
Inspirée de leurs mises en scène des fêtes foraines de Baie-Saint-Paul, la troupe crée Le Grand Tour du Cirque du Soleil. Pendant l’été 84, une quarantaine d’artistes participent au spectacle dans onze villes de la Belle Province. La première bannière au nom du CIRQUE DU SOLEIL est accrochée pour la première fois à Gaspé, en juin.
Le Grand Tour vit des moments magiques, mais aussi de petites misères liées à la tournée. Les artistes et les techniciens du modeste cirque doivent jongler avec un chapiteau abîmé par une tempête, l’épuisement des troupes dû aux kilomètres qui s’accumulent en longs trajets en camion ainsi qu’à l’inconfort des hébergements. Et, qu’on se le dise, si ces festivités entourant le 450e sont presque un fiasco en 1984, elles apportent tout de même à la troupe une visibilité et une crédibilité qui permettent au jeune Cirque du Soleil d’obtenir des prêts et une aide financière supplémentaire du gouvernement pour poursuivre sa création.

DE BAIE-SAINT-PAUL À LOS ANGELES
À leur retour dans Charlevoix, le trio Ste-Croix/Laliberté/Gauthier et ses acolytes se butent au refus de Baie-Saint-Paul de tenir La Fête foraine de 1986. Évidemment, comme bien des créations artistiques, le modèle d’affaires est précaire. La troupe a besoin de subventions, étant donné que le climat québécois ne permet pas des spectacles à l’extérieur plus de quatre ou cinq mois par année. C’est à ce moment que Guy se met en tête de tenter d’exporter le Cirque du Soleil aux États-Unis.
Il multiplie les démarches, se rend sur la côte ouest et convainc les organisateurs du Los Angeles Festival de venir voir les créations des artistes de sa troupe de cirque réinventé. Le spectacle fait bonne figure. On réussit alors à obtenir une place pour offrir une performance lors de l’édition de 1987 du prestigieux Los Angeles Festival. Mais, il y a un hic! Le festival n’a pas d’argent pour les payer. Il faut dire que ça coûte un bras, transporter une troupe de cirque et son équipement sur plus de 5000 km. Qu’à cela ne tienne, Laliberté convainc ses complices que cet événement phare est leur seule chance de survie, que s’il reste au Québec, le Cirque du Soleil est voué à mourir à petit feu. En échange d’une place centrale dans l’événement à Los Angeles, le cirque assume toutes les charges financières et accepte d’aller présenter son spectacle sans être rémunéré. À bord de roulottes, les saltimbanques de Baie-Saint-Paul prennent la route vers la Californie, avec probablement pas assez d’argent pour financer le voyage de retour au pays après la prestation.

À Los Angeles, le Cirque du Soleil présente son tout nouveau spectacle, Le Cirque réinventé. La troupe sait qu’elle se distingue par sa scénographie, par sa scène à 360 degrés qui permet d’asseoir le public tout autour ainsi que par les nombreuses interactions physiques entre les artistes et le public.
Dans la salle, tout le gratin artistique américain est réuni pour assister à la performance de ces saltimbanques québécois. Fébrile et stressé, Guy Laliberté sait qu’il risque gros sur ce coup. La survie du Cirque du Soleil dépend de cette représentation du 3 septembre 1987. Ça passe ou ça casse!
SOUPIR DE SOULAGEMENT ET ACCLAMATIONS
Le succès à Los Angeles est instantané. Les médias ainsi que les spectateurs sont renversés par les prestations novatrices du Cirque du Soleil. La réussite de la représentation du 3 septembre lui permet de signer un contrat pour une grande tournée américaine et se produit à guichets fermés à San Diego et à Santa Monica. Ce succès ne se dément pas pendant les quatre années qui vont suivre. Le Cirque du Soleil devient rapidement une entreprise culturelle rentable, qui passe d’un financement qui s’appuyait à 97% sur de l’aide gouvernementale pour exister seulement à 4%. Et ce ne sera que le début de l’aventure!