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Des enfants obsédés par les crèmes anti-rides: la tendance des «Sephora Kids» décortiquée

Captures d'écran TikTok
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Photo portrait de Anne-Sophie Poiré

Anne-Sophie Poiré

2024-04-23T10:30:00Z
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«Je suis obsédée par ce produit», lancent par dizaines des filles parfois aussi jeunes que 7 ans, en déballant le contenu de leur sac du magasin de cosmétiques Sephora. Sur TikTok, la routine beauté de ces «Sephora kids» cumule des millions de vues. Cette quête de la «peau parfaite» transformée en jeu d’enfant inquiète les experts.

«J'ai été choquée de voir que Sephora avait la nouvelle Bum Bum Cream. J'étais tellement surprise, je pensais qu'il n'y en aurait plus en stock», raconte Haven Garza, 7 ans, en faisant claquer ses petits ongles parfaitement manucurés sur un pot de crème raffermissante à 65$.

@garzacrew

Haven’s Sephora Haul 🙌🏼

♬ original sound - Garza Crew

Avec sa sœur jumelle, Koti, elle fait partie des influenceuses de la génération Alpha — nées entre 2010 et 2024 — qui bâtissent leur communauté grâce aux vidéos «beauté» publiées sur un compte géré par leurs parents.

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Elles n’ont pas encore l’âge légal pour posséder un compte sur le réseau social. Aux États-Unis, il faut avoir au moins 13 ans. Au Québec, l’âge requis est de 14 ans. Pourtant, elles cumulent déjà 4,8 millions d’abonnés sur TikTok.

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Le sourire parsemé de trous ou de dents de lait, les jumelles Garza partagent leur routine de soins de la peau et présentent leurs crèmes préférées achetées chez Sephora, pour la plupart.

«Oh, mon Dieu! Aussi lisse que les fesses d'un bébé. Wow!», s’exclame Haven en s’appliquant un sérum lissant au visage avant d’aller au lit. 

@garzacrew

Haven’s Night Routine using her new products.

♬ original sound - Garza Crew

Un manque d’éthique

En tapant «Sephora kids» dans un moteur de recherche, l’entreprise de cosmétiques du même nom propose une sélection d’«hydratants pour enfants», de «brillants à lèvres pour enfants» et des «meilleurs produits capillaires pour enfants».

Les produits ne leur sont pas explicitement destinés. Mais les emballages colorés aux formes originales ont de quoi «interpeller les petites filles quand elles les voient passer sur TikTok», souligne la professeure de marketing à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, Caroline Lacroix.

Et le géant de l’industrie de la beauté sait reconnaître une bonne occasion: pourquoi ne pas tenter d’élargir sa clientèle?

«C’est une façon de développer le marché [...], mais ce n’est pas une idée éthique de créer des rubriques de produits qui pourraient être vendus aux enfants», croit la professeure au département de marketing de l’UQAM et experte en comportement du consommateur, Ling Jiang.

«C’est inquiétant comme phénomène», ajoute-t-elle.

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La professeure Lacroix pointe également «le manque d’éthique de l'industrie de cosmétiques» qui encouragent le phénomène, notamment, par des partenariats rémunérés avec des créatrices de la génération Alpha.

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«On ne peut pas empêcher les jeunes d’utiliser des produits à la maison, mais la tendance des Sephora kids dépasse les crèmes, observe-t-elle. Les marques et même certains parents en tirent aussi profit.»

Et dans la marée de contenu beauté, il devient difficile d’identifier celui qui est commandité, selon la doctorante en communication et chargée de cours à l'École des médias de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), Laurence Grondin Robillard,

«Quand une personne fait un haul de produits achetés chez Sephora, à moins qu’elle soit vraiment critique, ça reste de la publicité. Dans ce cas-ci, on la vend directement aux enfants.»

Dangers dermatologiques

La dernière obsession des «Sephora kids»? Les acides exfoliants, la vitamine C et, surtout, le rétinol.

«C’est une maladie», rage une conseillère du magasin Sephora rencontrée vendredi au centre-ville de Montréal.

«On est en train de conditionner les enfants à penser qu’ils ont besoin de ces produits, alors que leur peau n’est même pas encore formée pour les recevoir.»

«Il y a des parents d’enfants de 8 ans qui viennent me voir pour acheter du rétinol, regrette-t-elle. Je leur dis que c’est inutile, voire néfaste pour la peau de leur enfant. La moitié écoute mes conseils et l’autre l’achète, pour que leur fille ne se fasse pas intimider à l’école, parce qu’elle n’a pas les produits à la mode sur TikTok.»

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Ces produits utilisés dans les crèmes et sérums pour retarder les effets du vieillissement cutané ne sont pas sans dangers pour la peau sensible des enfants, prévient le professeur au département des sciences fondamentales de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), Lionel Ripoll.

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«Ils n’ont pas été testés sur leur peau. Les risques d’irritation et d’allergie sont donc plus importants», précise l’expert de la formulation d’actifs pharmaceutiques et cosmétiques.

«Il peut y avoir des dangers dermatologiques à l’utilisation de certaines molécules. Le rétinol peut réagir lorsque la peau est exposée au soleil, illustre-t-il. J’ai déjà vu des cas de brûlures après des exfoliations à l’acide glycolique, par exemple, qui peuvent mettre plusieurs mois à guérir et ça peut laisser des cicatrices à long terme.»

Un jeu préoccupant

Jouer à se maquiller ou à imiter la routine beauté de sa mère n’a rien de nouveau, selon la professeure agrégée au département de marketing de l’Université Laval, Jessica Darveau.

Le maquillage est un produit, mais aussi un outil qui va permet aux enfants d’expérimenter et d'incarner la personne qu'ils veulent être», résume-t-elle.

Ce nouveau «jeu» dans lequel des préadolescentes à la peau de bébé se ruent sur des sérums anti-âge haut de gamme dans le but de prévenir l’apparition de leurs premières rides — et en font la promotion sur les réseaux sociaux— en est toutefois un plus préoccupant, reconnaît la spécialiste.

«On n’est vraiment pas dans la fantaisie d’un baume à lèvres à la barbe à papa ou des brillants appliqués au visage.»

«Sephora ne s’est toujours pas prononcé sur la tendance, mais on sait que la maison mère a fait beaucoup d’argent dans la dernière année», rappelle la doctorante en communication et chargée de cours à l'École des médias de l'UQAM, Laurence Grondin Robillard.

Propriété de la chaîne de produits de luxe LVMH, l’entreprise a rapporté en 2023 «une performance exceptionnelle dans la plupart de ses marchés, avec une croissance des ventes partout à travers le monde», indique Mme Grondin Robillard.

En encourageant la surconsommation, l’idée d’une routine beauté aussi complexe est lucrative pour les entreprises de cosmétiques, certes, mais un peu moins pour l’estime personnelle des jeunes filles, selon les expertes consultées par 24 heures.

«Ça change la perception de ce qu’on doit appliquer pour prendre soin de soi. Et si cette routine est faite tous les matins et tous les soirs par un enfant, c’est la dérive. Ce n’est plus un jeu», déplore Jessica Darveau.

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