La répression de l'itinérance en Nouvelle-France: châtiments corporels et humiliation sur la place publique

Martin Landry
Historiquement, à l’époque de la Nouvelle-France, on nommait les indigents qui n’avaient pas de maison des vagabonds.
Dès les premières années de la colonisation française en Amérique, on remarque la présence de ces vagabonds dans des villes comme Québec ou Montréal.
Les autorités coloniales de l’époque considèrent ces vagabonds comme de la vermine à combattre. On a peur qu’ils contaminent la population saine avec leur mode de vie. C’est la raison pour laquelle, pendant plus de 200 ans, la mendicité est sévèrement réprimée et qu’on n’hésite pas à imposer à ces gens de violents châtiments corporels. Par exemple, pour punir ces vagabonds coupables de mendier, on les expose sur la place publique, le cou entouré d’un collier de fer bien fixé à un poteau pendant plusieurs heures. En cas de récidive, ils sont fouettés.
On donne aussi des amendes à ceux qui leur ont offert de l’argent.

Bureau de pauvreté
En 1688, les autorités coloniales établissent un Bureau des Pauvres. L’institution vient en aide aux indigents en leur donnant du travail. Cependant, l’objectif ultime du Bureau est d’identifier les bons pauvres et les mauvais pauvres et d'offrir de l’aide selon le mérite.
« [...] Plusieurs canailles et fainéants sous prétexte de pauvreté incommodent les bourgeois et habitants de cette ville, allant continuellement mendiant de porte en porte au lieu de travailler comme plusieurs le pourraient aisément faire. [...] ledit bureau sera composé du curé qui prendra soin d’avertir des pauvres honteux et misérables dont il aura la connaissance [...]. »
Vie scandaleuse
Au 18e siècle, il semble que la répression est le meilleur moyen d'éradiquer l’itinérance. Le 17 décembre 1740, une sentence pour vagabondage est rendue contre François Morisset, Nicolas Coutant et Élisabeth Coutant. Ils sont condamnés à la punition du carcan sur la place publique avec un écriteau indiquant : « Vagabonds, gens sans aveu et menant une vie scandaleuse ».
De plus, au terme de cette punition, les deux hommes prendront le chemin de la prison pour deux mois. Derrière les barreaux, ils seront uniquement nourris de pain et d’eau.
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Disette et famine
Aujourd’hui, l’accès au logement est de plus en plus difficile pour certaines personnes, mais cette situation ne date pas d’hier. Par le passé, les disettes et les famines ont touché à plusieurs reprises les habitants et ont accentué le phénomène de l'itinérance. Par exemple, en 1742, l’évêque de Québec est catastrophé de voir débarquer à Québec des mendiants d’un peu partout. Il n’attribue pas cette migration de pauvreté à l’éprouvante réalité agricole que traverse sa région, mais plutôt au laxisme des gens qui mendient. Parce que de nombreuses personnes rapportent des vols, des attaques sur les chemins et même des viols, l’intendant Hocquart décide de sévir à la fin de cet été-là :
« Ordre aux capitaines et officiers de milice des côtes depuis Québec jusqu’à Montréal d’arrêter les vagabonds et gens sans aveu [...]. »

Certificat de pauvreté
Pendant des centaines d’années, pour s’assurer que la charité est dirigée vers les gens qu’on considère comme les bonnes personnes, on fournit un certificat de pauvreté qui authentifie qu’on mérite la charité publique pour pouvoir mendier. Ce certificat-là est donné soit par un membre du clergé, soit par des juges de paix. Il faut cependant habiter la ville ou le village où l’on demande l’aumône. Pour obtenir ce certificat et surtout le garder, on doit constamment prouver sa pauvreté et, surtout, ne jamais flâner dans les rues.
Au 19e siècle, malgré les répressions, le phénomène de l’itinérance est en croissance, principalement à cause de l’industrialisation. Les certificats de pauvreté seront abolis en 1954.

Code criminel
L’Acte relatif aux vagabonds et le Code criminel canadien voté à la fin du 19e siècle deviennent rapidement un outil de répression contre les personnes désœuvrées. Le législateur y dresse la liste des comportements punissables et y identifie les personnes qui doivent porter l’étiquette de vagabond. La société se dote d’outils pour accuser ces gens pour toutes sortes de raisons, comme être ivre en public, quêter de l’argent sans avoir un certificat, briser des objets (vandalisme), entraver la circulation ou utiliser un langage ordurier. Tous les prétextes sont bons pour réprimer les désordres causés par ces itinérants. Dans cette liste de comportements punissables par la loi, on retrouve aussi la prostitution. Longtemps, au Québec, on a fait cet amalgame entre l’errance, la mendicité et la prostitution.
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Les itinérants ne naissent pas dans la rue
Les multiples causes qui conduisent à cet état de vulnérabilité sont malgré tout troublantes, bouleversantes. Le parcours semé d’embûches mène certaines personnes à la rue, bien souvent contre leur volonté. Dans toute l’histoire de mendicité contemporaine au Québec, la vie du Grand Antonio est probablement celle qui a le plus frappé l’imaginaire collectif.

Anton Barichievich est né à Zagreb, au royaume des Serbes en 1925. On ne connaît pratiquement rien de son enfance, mais on sait qu’il avait une force surnaturelle. On raconte qu’à l’âge de 12 ans, il était capable de déraciner des arbres avec la seule force de ses bras.
Il arrive à Montréal grâce à un statut de réfugié à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Barichievich est dans la jeune vingtaine et, comme la plupart des autres réfugiés, il ne possède rien à part son physique impressionnant. Il mesure 1,93 mètre, pèse plus de 225 kilos et chausse des souliers de pointure 28. Il attire l’attention de la communauté internationale, en 1952, en entrant dans le Livre Guinness des records parce qu’il réussit à tirer sur une voie ferrée un train de 433 tonnes sur une distance de près de 20 m. Quatre ans plus tard, le désormais Grand Antonio accomplit un autre exploit en tirant une voiture avec ses cheveux. L’homme fort se surpasse encore en 1960 et bat un autre record en tirant quatre autobus pleins de passagers sur la rue Sainte-Catherine. Le Grand Antonio, qui se proclame l’homme le plus fort du monde, sera aussi lutteur professionnel et prendra la vedette dans des films et des émissions de télévision. Au sommet de sa carrière, ce gentil géant à la barbe en bataille et aux cheveux longs attire l’attention et devient une supervedette connue internationalement.


Toutefois, au cours des années 90, il se marginalise et tombe tranquillement dans l’oubli. Puis, on le voit errer à Montréal. On le croise fréquemment dans les stations de métro de la ligne orange. Il déambule dans les rues du quartier Rosemont à toute heure du jour. Avec sa stature imposante, il ne passe jamais inaperçu, les gens le reconnaissent. Le Grand Antonio est une légende dans la métropole, mais il personnifie aussi la déchéance, celle d’une ancienne vedette métamorphosée en clochard. Il vend des cartes postales (photomontage) de ses vieux exploits pour ramasser quelques dollars. Dans les dernières années de sa vie, ses photos ont même commencé à attirer l’attention de la communauté artistique. Le Grand Antonio meurt en 2003 d’une crise cardiaque, à l’âge de 77 ans, seul, dans la plus grande indifférence, allongé sur un banc de parc de Montréal. Cet homme bien solitaire, sans famille connue et sans le sou, a été enterré décemment grâce à l’intervention de Jeunesse au Soleil.
Le parcours de cette ancienne vedette internationale, reléguée au stade de personnage marginalisé, démontre bien toute l’importance des organismes d’aide qui soutiennent les déshérités.
Aujourd’hui, l’itinérance touche encore un grand nombre de Québécois. Malgré la richesse de la société dans laquelle nous vivons, on estimait qu’à l’automne 2022, environ 10 000 personnes étaient sans logement et en situation d’itinérance.
