Guerre des motards: le jour où «Godasse» Gagné a trouvé chaussure à son pied
L'ex-enquêteur Robert Pigeon revient sur l'interrogatoire du délateur qui a fait tomber le numéro un des Hells Angels, «Mom» Boucher

Eric Thibault, Félix Séguin et Jean-Louis Fortin
Vingt-cinq ans avant Frédérick Silva, qui aide présentement la police à résoudre une soixantaine de complots de meurtre, la justice québécoise a eu recours à un autre célèbre délateur. Au tournant des années 2000, Stéphane «Godasse» Gagné a permis de mettre hors d’état de nuire le chef des Nomads, Maurice «Mom» Boucher, au terme de deux procès spectaculaires. Notre Bureau d’enquête dévoile des détails inédits de cette saga dans un nouveau livre, Godasse, le vrai visage d’un tueur des Hells, en librairie dès maintenant.
«T’as rien à me dire? Ben moi, si j’avais pas tué de gardiens de prison pis y’avait une grosse police en avant de moi qui m’accuserait d’en avoir tué, j’sauterais ça de haut [juron], pis j’y dirais: es-tu malade? J’ai jamais tiré sur des gardiens de prison! Mais toi, t’en as tiré, pis c’est pour ça que toi, t’as rien à dire...»
Voilà un extrait corsé de l’interrogatoire que Robert Pigeon a mené avec le motard Stéphane Gagné, le 6 décembre 1997, qui fait notamment l’objet du livre de notre Bureau d’enquête intitulé Godasse, le vrai visage d’un tueur des Hells, paru cette semaine.
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Il était alors 6h du matin lors de cet interrogatoire qui a entraîné la chute du criminel numéro un au Québec à ce moment-là, Maurice «Mom» Boucher.
La tension était à couper au couteau entre le vétéran policier de l’escouade Carcajou et l’ambitieux striker du gang dirigé par Boucher, les Hells Angels.
Quelques secondes après cette tirade de Pigeon, celui qu’on surnommait Godasse s’est même levé d’un bond et a mis son nez à quelques pouces de celui de l’enquêteur, comme s’il avait l’intention de s’en prendre à lui.
«Yahoo! J'vas sortir dans deux ans», a même prédit le motard en faisant son fanfaron.
Pourtant, deux heures plus tard, Gagné acceptait de faire des aveux, d’incriminer Boucher et de collaborer avec la justice en devenant délateur.

L’ex-enquêteur, qui a aussi été le directeur du service de police de Québec entre 2016 et 2021, est revenu sur sa «délicate mission» en entrevue pour l’émission J.E.
Pourquoi lui?
«L’objectif était très clair et annoncé d’en faire un témoin repenti pour le ministère public [...] afin de solutionner un dossier qui a secoué le Québec. L’importance, je la sentais. On m’a choisi pour mes connaissances sur le crime organisé, mais aussi sur [Gagné] lui-même. Quelques années auparavant, j’avais agi comme agent d’infiltration lors d’une enquête et Gagné m’avait vendu un kilo de cocaïne. Il avait eu une lourde sentence de prison, il était ressorti et [...] j’étais resté informé sur son ascension. Ça faisait probablement de moi la meilleure personne pour l’interroger.»

Se préparer pour un marathon
«Lorsqu’on s’apprête à procéder à un interrogatoire aussi important, rien n’est laissé au hasard. Il faut se préparer [...], avoir une connaissance fine du sujet, de sa famille, de sa vie criminelle, de ses valeurs personnelles... Parce qu’on va avoir besoin d’utiliser ça en interrogatoire. En bout de ligne, c’est un marathon. On sait quand ça va commencer, mais on ne sait pas à quelle heure ça va finir. Il faut garder le focus sur l’objectif.»

Baisser sa garde
«Après mon premier contact avec lui, il va exprimer qu’il ne veut pas parler, qu’il n’a pas d’affaire à nous autres et de faire ce qu’on avait à faire. [...] Alors, ça prend beaucoup les apparences d’un monologue et pendant plusieurs minutes, c’est moi qui parle. Lui, je le connais. Et il apprend à me connaître. Donc, s'il a une intention, aussi petite soit-elle, de remettre sa vie entre nos mains [...] à la Sûreté du Québec, et celle de sa famille, il faut qu'il ait confiance. Et il va finir par baisser sa garde.»

Comme un avion qui décolle...
«Lorsqu’on fait une entrevue de ce genre-là, il faut laisser ses valeurs personnelles de côté. L’enquêteur est là pour connaître la vérité, pas pour juger. [...] La personne qu’on rencontre, elle s’apprête peut-être à nous livrer des informations ou [avouer] sa participation sur le crime le plus grave du Code criminel. Ça prend des conditions gagnantes pour en arriver là. C’est comme un avion qui décolle. On va y aller de façon graduelle. [...] Un moment donné, on va monter à 35 000 pieds, les esprits vont s’échauffer un peu. On va mettre les [cartes] sur table.»
À l’abattoir
«À ce moment-là, Gagné croit vraiment qu’il peut atteindre le plus haut sommet de la hiérarchie des Hells Angels. Il progresse rapidement, il a accès aux têtes dirigeantes... Donc là, il y a un rêve qui est en train de se briser [...] quand il a compris qu’il faisait possiblement face à une équation mortelle. Pour moi, ce gars-là, il s’en va à l’abattoir. Et j’essaie de lui faire comprendre. Mais il ne voudra pas l’accepter. [...] J’ai côtoyé des bandits toute ma vie, donc je comprends sa réaction. C’est normal que ça le choque.»

Un témoin crédible
«Stéphane Gagné, à partir du moment où il a décidé d'aller du côté du ministère public, a été un excellent témoin. Rigoureux, véridique, crédible. C'est quelqu'un qui a travaillé très, très fort pour y arriver. D'ailleurs, après l'acquittement du premier procès, il a trouvé ça très, très dur. Mais on ne l'a pas laissé tomber. [...] Lorsqu’il a témoigné au deuxième procès, on avait un témoin corroboré presque en tous points et qui était très dur à démolir.»
