Vagues scélérates: ces meurtrières méconnues

Isabelle Hontebeyrie
Qu’ont en commun le Queen Elizabeth II et la célèbre estampe japonaise La grande vague de Kanagawa d’Hokusai? Une vague scélérate, un phénomène maritime encore méconnu. Penchons-nous sur ce qui a longtemps été une légende folklorique, au même titre que les sirènes et autres monstres marins...
Pendant des siècles, les marins du monde entier ont partagé des récits effrayants de vagues colossales, bien plus hautes que toutes les autres, surgissant soudainement dans une mer pourtant peu agitée.
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Ces histoires, le plus souvent accueillies avec scepticisme — pour ne pas dire raillerie — par le public et la communauté scientifique, étaient considérées comme des exagérations ou des hallucinations dues à la fatigue et à la peur. Comment une vague pouvait-elle atteindre de telles proportions, défiant les lois de la physique?

Point tournant
C’est en 1995 que la communauté scientifique — et le grand public — cesse définitivement de douter. La plateforme pétrolière Draupner, située en mer du Nord au large des côtes de la Norvège, est frappée par une vague gigantesque mesurant très exactement 26 mètres de hauteur, alors que les vagues environnantes ne dépassent pas 12 mètres.
Cet événement baptisé New Year's Wave de Draupner, car il a lieu le 1er janvier 1995, est le tout premier à être mesuré de manière fiable par un instrument, confirmant de manière irréfutable l'existence des vagues scélérates. «Les données radar objectives recueillies sur cette plateforme et sur d’autres — des relevés radar sur les champs pétroliers de Goma, en mer du Nord, ont enregistré 466 vagues scélérates en 12 ans — ont définitivement converti les scientifiques, jusque-là sceptiques. En effet, sur la base de statistiques, ils considéraient que de telles aberrations par rapport à l’état de la mer avoisinante ne pouvaient se produire que tous les 10 000 ans», apprend-on de l’Agence spatiale européenne (ESA).

Un recensement au résultat effarant
Or une fois la réalité des vagues scélérates confirmée, il faut pouvoir les anticiper «puisque les navires et plateformes actuels sont conçus pour résister à des vagues de 15 mètres au maximum», de souligner l’ESA. C’est ainsi que naît, en décembre 2000, le projet européen MaxWave «pour confirmer la réalité et le grand nombre de vagues colossales, modéliser leur formation et examiner ce qu’elles impliquent pour la conception et la construction des navires et structures offshore».
En utilisant les données des satellites européens ERS-1 et 2, le projet MaxWave effectue le tout premier recensement des vagues scélérates. En trois semaines, pendant la période où le Bremen et le Caledonian Star ont été touchés, en février 2001, ce sont ainsi 30 000 images qui sont prises. Et le résultat dépasse l’entendement puisque 10 vagues scélérates de plus de 25 m de haut sont alors identifiées.
«Maintenant que l’existence de ces vagues monstrueuses en nombre bien supérieur à ce que quiconque imaginait jusque-là a été prouvée, il faut voir s’il est possible de les prévoir», souligne Wolfgang Rosenthal, responsable de recherche au centre de recherches GKSS Forschungszentrum GmbH de Geesthacht, en Allemagne, et l’un des pionniers dans l’étude de ces vagues qui causent des dommages importants aux plateformes pétrolières et aux bateaux — et donc à l’économie mondiale. «En moyenne, deux gros navires coulent toutes les semaines, mais la cause n’en est jamais étudiée avec autant de minutie que ce qu’on fait en cas de catastrophe aérienne. En général, on se contente de mettre ça sur le compte du “mauvais temps”», ajoute le chercheur.
Elles ne viennent pas de nulle part
Francesco Fedele, ingénieur spécialisé en mécanique des vagues à Georgia Tech, vient de publier les résultats de ses recherches dans la prestigieuse revue scientifique Nature. Il y démontre que la formation des vagues scélérates est tributaire de deux phénomènes qui se combinent.
Le premier, l’empilement, est le fait que des vagues ordinaires, voyageant à des vitesses et dans des directions différentes, s’alignent parfaitement au même point. Elles s’additionnent instantanément pour former une seule crête gigantesque. Le second, l’étirement, a pour résultat que cette vague, déjà énorme, s’étire en hauteur sous l’effet de sa propre énergie. Ce phénomène peut augmenter sa taille de 15 à 20 %. C’est cette conjugaison rare qui explique le caractère à la fois naturel et destructeur des vagues scélérates.

Les prévoir grâce à l’IA
Partout dans le monde, les données recueillies par les satellites et les bouées (158 réparties le long de la côte étasunienne) sont mises à contribution. En novembre 2023, Dion Häfner, chercheur au Pasteur Labs de Brooklyn et à l’institut Niels Bohr de l’Université de Copenhague, publie le résultat de recherches exhaustives dans son article Machine-guided discovery of a real-world rogue wave model. L’analyse de ces données de plus d’un milliard de vagues «démontre que des vagues anormales se produisent en permanence. En effet, dans notre base de données, nous avons enregistré 100 000 vagues que l'on peut qualifier de vagues scélérates. Cela équivaut à environ une vague monstre se produisant chaque jour à un endroit aléatoire de l'océan», explique l’océanographe Johannes Gemmrich, deuxième auteur de l'étude, dans une entrevue à Futurity.
Les chercheurs obtiennent ainsi une modélisation de la création des vagues scélérates et peuvent, avec l’aide de l’intelligence artificielle, offrir un algorithme capable de prédire ces vagues dangereuses, un outil particulièrement utile pour l’industrie maritime quand on sait qu’à tout moment, environ 50 000 cargos naviguent sur les mers et les océans du globe. «Comme les compagnies maritimes planifient leurs itinéraires longtemps à l'avance, notre algorithme leur permet d'évaluer les risques de rencontrer des vagues scélérates dangereuses en cours de route. Sur cette base, elles peuvent choisir des itinéraires alternatifs», explique Dion Häfner.
Faut-il avoir peur?
Mais un autre danger guette le transport maritime: les bouleversements climatiques. DNV est une compagnie experte indépendante, spécialisée en assurance et en gestion des risques, qui a lancé le projet Project ExWaCli (Extreme Waves & Climate Change), soit «Vagues extrêmes et changement climatique», en collaboration avec le Conseil de recherche norvégien, l’institut météorologique norvégien ainsi que l’Université d’Oslo. Complété en 2016, ExWaCli est devenu la référence dans le domaine en raison des conclusions et des propositions faites afin de renforcer les structures des navires. Et, en 2021, en s’appuyant sur les données d’ExWaCli, des scientifiques espagnols parviennent, dans leur étude Future behavior of wind wave extremes due to climate change (que l’on peut traduire par Comportement futur des vagues extrêmes créées par le vent en raison du changement climatique) à une conclusion sans appel: «Nous obtenons des changements robustes pour les hauteurs extrêmes des vagues sur plus de 25 % de la surface des océans.» Encore considérées comme des légendes il y a 40 ans, les vagues scélérates sont désormais une réalité avec laquelle il faut composer.
Qu’est-ce qu’une vague scélérate?
Appelée aussi rogue wave ou freak wave en anglais (littéralement une «vague fripouille» ou une «vague monstrueuse»), une vague scélérate est une vague dont la hauteur est d’au moins deux fois supérieure à la hauteur significative (ou Hs, la moyenne du tiers des vagues les plus hautes mesurées sur une période donnée). Autrement dit, si la hauteur significative est de 10 mètres, une vague scélérate en mesurera 20. À titre de comparaison, l’échelle de Douglas, utilisée pour décrire la force des vagues, compte 9 niveaux, le dernier étant utilisé pour les vagues «énormes» qui mesurent 14 m et plus.Comment reconnaître une vague scélérate?
Comment reconnaître une vague scélérate?
C’est surtout par sa nature anormale qu’on distingue une vague scélérate, qui comporte généralement les caractéristiques suivantes:
- sa hauteur: les marins et les scientifiques parlent d’«un mur d’eau». Certaines vagues scélérates ont déjà atteint 30 m.
- sa rareté: la vague scélérate est rare et isolée. Elle n'est pas précédée ni suivie de vagues comparables.
- son imprévisibilité: elle apparaît manière soudaine et brutale.
- sa puissance: la force d’une vague scélérate est particulièrement destructrice. Un navire pris dans la tourmente est aspiré dans le creux de la vague avant d’être écrasé par la crête.
Des dégâts impressionnants

Selon les études réalisées par l’ESA, «les vagues scélérates sont plus fréquentes dans le courant des Aiguilles au large de la côte est de l'Afrique du Sud». La proue du pétrolier norvégien Wilstar y a ainsi été gravement endommagée en 1974 et le navire a subi d’importants dommages structurels.