Une première incursion à la frontière depuis la fermeture de Roxham
Notre Bureau d'enquête a passé une soirée à patrouiller avec la GRC les nouveaux chemins empruntés par les migrants


Nora T. Lamontagne
Les files ordonnées de demandeurs d’asile avec leurs valises ont fait place à des passages clandestins éparpillés sur la frontière depuis la fermeture du chemin Roxham, fin mars. Un changement qui complique la traversée des migrants et le travail des agents de la GRC, comme a pu constater notre Bureau d’enquête en passant une soirée avec eux à patrouiller près des lignes.
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Par un jeudi soir humide, un VUS noir s’engage sur une route isolée de la Montérégie qui se termine en cul-de-sac, à quelques mètres de la frontière canado-américaine.
Au volant, le sergent Daniel Dubois, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), avance lentement tout en décrivant à la journaliste de notre Bureau d’enquête l’un des nouveaux chemins préférés des migrants.
Tout à coup, son walkie-talkie grésille. Quatre personnes sont en train de sortir d’un véhicule au chemin Nichols, prévient une voix depuis la centrale de Montréal.
«Et je te gage qu’il y en a qui ont des lignes jaunes sur leur pantalon», lui répond à la blague le sergent Daniel Dubois, en uniforme pour l’occasion.
Car c’est nous, les responsables de la fausse alerte. Visiblement, les agents postés à la frontière sont sur le qui-vive.
Un rush d’adrénaline
Depuis la «fermeture» de Roxham, c’est la première fois que la GRC permet à un média de voir, sur le terrain, comment le fragile équilibre qui régnait à la frontière depuis 2017 a été perturbé.
Et bien des choses ont changé depuis la modernisation de l’Entente sur les tiers pays sûrs, survenue en mars dernier.
Alors que près de 40 000 personnes sont passées par le fameux chemin Roxham en 2022, des centaines de migrants qui croient qu’ils seraient désormais refoulés aux États-Unis tentent de sauter les lignes et de se cacher pendant 14 jours dans l’espoir de demander l’asile après.

«On a dû s’adapter. Roxham était stable. Maintenant, chaque sortie devient un rush d’adrénaline», résume la caporale Tasha Adams, porte-parole de la police montée.
Entre la fin mars et la mi-juillet, 596 personnes ont ainsi demandé l’asile après avoir été interceptées au Québec en franchissant la frontière clandestinement. De ce nombre, 299 ont été admises, et 278 ont été renvoyées par l’Agence des services frontaliers du Canada.
«Tout le monde passe n’importe où, et on ne sait pas qui fait quoi, ni pour quelle raison. Arriver face à face avec quelqu’un dans le bois, ce n’est pas comme arriver face à face avec quelqu’un à Roxham», commente le sergent Dubois, son arme de service à la ceinture.
Cache-cache
Sous-officier responsable du détachement de Champlain, ce dernier est bien au fait des nouveaux passages de prédilection le long du territoire de 168 kilomètres entre le lac Memphrémagog et la ville de Dundee.
Ici, c’est à travers un champ de maïs qui s’étend à perte de vue. Là, c’est au milieu des 18 trous d’un terrain de golf. Plus loin, c’est en sautant de simples troncs d’arbres qui délimitent la frontière entre le Canada et les États-Unis.
Voilà donc le terrain d’une vaste partie de cache-cache entre les migrants, ceux qui les reconduisent, et près d’une centaine de patrouilleurs et d’enquêteurs de son unité.
Le sergent nous prévient, nous n’irons pas dans le coin de Roxham, puisque les installations sont devenues pratiquement inutiles. «Ça pis un cabanon, c’est la même affaire», dit-il.
Dispositif de surveillance
En ce début de soirée, les ondes de la radio sont silencieuses.

Le sous-officier nous conduit au chemin Saint-André, un ancien poste de douane où une vieille barrière en métal sépare les deux pays. Un véhicule l’a défoncée récemment, d’où l’ajout de blocs de béton.
Au loin, le drapeau américain flotte au vent et un chevreuil traverse la voie.
Malgré les apparences, tout un dispositif a été mis en place pour alerter les autorités de la présence d’intrus, des détecteurs de mouvement aux caméras de surveillance, sans oublier les appels des citoyens.

Mais le territoire est si grand qu’il faut parfois de longues minutes avant que les agents puissent se rendre sur les lieux d’un signalement.
«Ça arrive qu’on cherche les gens pendant longtemps», concède le sergent Dubois, qui compte 20 ans de service. «Mais quand on les voit, et qu’ils nous voient, game is over.»
Direction sud
Alors que la nuit tombe, la centrale prévient qu’un taxi originaire de Montréal au comportement louche se dirige maintenant vers un poste frontalier.
Daniel Dubois est en mode alerte. «Pourquoi il amènerait du monde jusqu’ici?» demande-t-il à voix haute.
Après vérification de sa plaque d’immatriculation, on apprend que le véhicule est soupçonné d’avoir déjà facilité le passage clandestin de personnes.
Le sergent se dirige rapidement vers le lieu indiqué, se positionne pour bloquer l’intersection. Puis, on attend. Après 20 minutes, il faut se rendre à l’évidence: le taxi est rendu du côté américain.
Dans le jargon, les «northbounds», sont ceux qui entrent au Canada. Mais il y a aussi les «southbounds», qui sont de plus en plus nombreux à transiter par notre pays pour traverser aux États-Unis.

Règle générale, ils se font reconduire en taxi, en Uber, ou en minivan.
Le sergent Dubois hésite pour le moment à parler de passeurs ou de trafiquants humains, évoquant plutôt un «crime d’opportunité». Mais c’est une question de temps avant que des réseaux de passeurs se structurent, selon lui.
«Le crime organisé est peut-être encore un peu désorganisé. Ils suivent les dossiers autant que nous, ils doivent analyser aussi comment ils vont faire», affirme-t-il.
Une présence sentie
Dans la campagne montérégienne, la présence accrue de la Gendarmerie royale et des migrants ne passe pas inaperçue.
«On ne peut pas faire quelques kilomètres sans voir une autopatrouille. Ce n’est pas rassurant, ça nous confirme qu’il y a un problème», fait remarquer Gérald Beaudoin, maire des 750 citoyens de Havelock.
C’est que la route rurale de Covey Hill, à un mille de la frontière et près du cœur de la municipalité, constitue un passage obligé des migrants.
«Le premier arrêt pour un étranger qui arrive illégalement, c’est ici», résume Gregg Edwards, un producteur de bleuets.

Ce dernier affirme avoir vu pas moins d’une demi-douzaine de migrants dans les environs depuis mars.
Sa voisine a aussi découvert sur son terrain un sac vraisemblablement abandonné, contenant une trousse de toilette et quelques pesos mexicains.

Jonathan Boudreau, lui, a aperçu avec stupéfaction un étranger circuler à vélo dans son érablière, qui donne directement sur les États-Unis, en juin.

«Il se passe quelque chose à la frontière, on en est témoins. À peu près tout le monde a vu des arrestations. Ce n’est pas du tout réglé comme situation», s’inquiète pour sa part Denis Bouchard, du regroupement Créons des ponts, qui aide les migrants.
Trois interceptions
Au final, la GRC aura intercepté trois personnes pendant la nuit, après notre départ. La centrale et les Border Patrols américains – avec qui la GRC est en contact — ont sonné l’alarme vers 4h du matin.

Les étrangers ont été arrêtés sur le chemin du Bord-de-l’eau, face à des maisons cossues avec une vue imprenable sur le lac Champlain. Un endroit paisible et enchanteur, troublé seulement par les clapotis de l’eau.
Ils ont demandé l’asile peu après.
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