«Une aberration d’une autre époque»: un Grand Prix polluant dans un Montréal qui se dit vert
Des écologistes estiment que la course automobile est digne d’une autre époque


Nora T. Lamontagne
Le Grand Prix et l’éloge de ses gros bolides n’ont plus lieu d’exister dans une ville qui se veut verte comme Montréal, estiment des environnementalistes.
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«La F1, ce n’est rien d’autre qu’une grande campagne de publicité pour l’automobile», résume Blaise Rémillard, du Conseil régional de l’environnement de Montréal.
«Et ça, c’est tout à fait incompatible et incohérent avec nos ambitions d’être une ville qui démontre un leadership environnemental comme Montréal.»
Le cabinet de la mairesse Valérie Plante a refusé nos demandes insistantes d’entrevue.
«Il appartient aux organisateurs d’expliquer comment ils comptent contribuer aux efforts de transition écologique», s’est-on borné à nous répondre.
Projet Montréal a été pourtant élu sur la base d’ambitieux engagements reliés à l’environnement.
Sa plus récente plateforme électorale promettait de faire de Montréal un chef de file en matière de tourisme responsable et d’offrir «de l’accompagnement spécifique» pour que les festivals atteignent la carboneutralité d’ici 2025.
- Écoutez l'entrevue de Richard Martineau avec Anuradha Dugal, présidente du Conseil des Montréalaises, sur QUB radio :
Bilan peu enviable
En plus de l’image contradictoire liée à l’accueil d’un tel événement dans la métropole, plusieurs pointent du doigt son lourd bilan carbone.
Or, l’organisation du Grand Prix au Canada a refusé de dévoiler au Journal à combien ses émissions se chiffraient.
De son côté, son équivalent international estimait à 256 551 tonnes de CO2 son bilan de la saison 2018 sur tous les circuits, soit la consommation de 53 000 voitures pendant un an. Ce chiffre n’inclut pas les déplacements des visiteurs.

Bien au fait de son empreinte, la F1 a adopté un plan « zéro émission » d’ici 2030, qui s’appuie fortement sur les compensations carbone.
Sauf que «l’idée qu’on peut continuer à polluer sous prétexte qu’il y aura de la compensation et de la plantation d’arbres est une grande supercherie», critique Patrick Bonin, de Greenpeace Canada, qui y voit une excuse pour acheter le «droit» de continuer à polluer.
Mieux sans lui
Vu ce bilan, plusieurs plaident pour l’abolition pure et simple du Grand Prix à Montréal, même si l’entente avec la Ville ne vient à échéance qu’en 2031.
«Ce genre d’événement là ne cadre plus. Dans la situation actuelle, il n’y a pas une goutte de pétrole qui devrait être gaspillée», croit M. Bonin.
À cette idée, le pilote automobile Bertrand Godin rétorque qu’un Grand Prix qui n’aurait pas lieu ici aurait lieu de toute façon ailleurs.
«Il y a un paquet d’autres pays qui rêvent d’accueillir un Grand Prix», rappelle le commentateur sportif.
N’empêche, les environnementalistes croient que les heures sont comptées pour le culte de la course automobile telle qu’on la connaît.
«J’espère qu’on la regardera un jour comme on regarde maintenant un cirque avec des tigres ou des éléphants. Un peu comme une aberration d’une autre époque», laisse tomber Émile Boisseau-Bouvier, analyste pour Équiterre.
SOURCES DES 256 551 TONNES DE CO2 D’UNE SAISON DE F1
La majorité des émissions de la F1 ne provient pas du carburant brûlé pendant la compétition, mais bien du transport des voitures de course et des membres de l’organisation.
- Logistique 45 %
- Voyages d’affaires 28 %
- Usines et installations 19 %
- Organisation de l’événement 7 %
- Carburant des voitures de course 0,7 %
Source : Rapport ESG, Formule 1, 2019, pour la saison 2018
Des fonds publics, mais à quel prix?
Il est grand temps de lier le financement public de grands événements tels que le Grand Prix à des obligations minimales en matière environnementale, croit un organisme québécois.
«Ça deviendrait une façon de protéger la réputation des bâilleurs de fonds pour ne pas qu’elle soit entachée par les mauvaises pratiques d’une organisation», soutient Caroline Voyer, directrice générale du Conseil québécois des événements écoresponsables.
Elle estime que ce genre de conditions devrait s’appliquer au Grand Prix du Canada, subventionné à hauteur de 18,7 millions $ par année, malgré un bilan carbone fortement critiqué.
«Puisqu’ils ont mauvaise presse, ce serait d’autant plus important qu’ils montrent patte blanche», poursuit-elle.
«En ce moment, on voit des efforts, mais la Formule 1 est très très très en retard. Si elle ne s’ajuste pas, les gouvernements ne voudront plus s’associer avec cet événement», prédit d’ailleurs Blaise Rémillard, responsable transport et urbanisme au Conseil régional de l’environnement de Montréal.
Covoiturage
Les «écoconditionnalités» que le Conseil suggère d’exiger peuvent prendre plusieurs formes.
Parmi celles-ci, notons la mise en application de solutions de remplacement de l’auto solo, la présence d’options végétariennes sur le menu et l’interdiction de matériel promotionnel imprimé ou des bouteilles d’eau en plastique sur le site.
Le Journal a tenté de savoir — sans succès — si les subventions des différents paliers gouvernementaux pour le Grand Prix étaient assorties d’obligations environnementales.
Développement économique Canada n’a pas voulu confirmer si c’était le cas pour des raisons de confidentialité.
Le ministère provincial du Tourisme s’est contenté de répondre qu’il travaillait avec le Grand Prix pour qu’il «tienne compte des différents enjeux auxquels il fait face».
Quant à la Ville de Montréal, elle n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.
Des essais bien trop timides

Les tentatives de la Formule 1 de verdir son image sont nombreuses, mais elles ne convainquent pas les écologistes du sérieux de sa démarche pour être moins polluante. «Oui il y a des efforts, mais est-ce que c’est majeur? Finalement, le Grand Prix contribue à banaliser l’impact de l’utilisation de l’automobile solo», croit Patrick Bonin, de Greenpeace Canada. Dans le même ordre d’idées, voici un survol des actions mises de l’avant par la F1 – et des réserves qu’émettent plusieurs organisations environnementales.
LES BIOCARBURANTS NE RÈGLENT PAS TOUT
L’organisation internationale de la Formule 1 mise gros sur le développement et l’utilisation de biocarburants dans son plan pour atteindre la carboneutralité d’ici 2030.
Or, «quand la F1 parle de combustibles durables, sa crédibilité part en fumée», soupire Patrick Bonin, de Greenpeace Canada.
«L’amélioration des biocarburants va à l’encontre de toute la stratégie d’électrification. C’est un plaidoyer pour continuer à faire vivre les voitures à essence parce qu’on améliore l’essence de telle et telle manière», ajoute Blaise Rémillard, du Conseil régional de l'environnement de Montréal.
Et, dans tous les cas, le combustible brûlé lors des courses automobiles du circuit compte pour moins de 1 % des émissions totales, souligne-t-on.
DES MILLIERS DE REPAS EN TROP
Lors de la dernière édition, l’équivalent de 12 793 repas, ou 3838 kg de nourriture, ont été remis à la Tablée des chefs pour éviter le gaspillage, lit-on sur le site du Grand Prix du Canada.
«C’est ce qui m’a fait le plus sursauter en lisant leurs actions», admet Caroline Voyer, directrice générale du Conseil québécois des événements écoresponsables.
Elle comprend mal comment une telle quantité de nourriture a pu être commandée en premier lieu.
«Quand on redonne à un organisme, c’est très bien, mais le meilleur déchet est celui qui n’existe pas», a-t-elle l’habitude de rappeler à ses clients.
MONOPOLE D’UN ESPACE VERT
Le circuit Gilles-Villeneuve se trouve dans le cadre enchanteur et naturel de l’île Notre-Dame, un aspect bénéfique au «bien-être des fans», selon le Grand Prix.
L’emplacement correspond d’ailleurs en tous points au plan pour atteindre la carboneutralité de la F1, qui souhaite que les circuits de course soient situés près de la nature.
Or, les Montréalais sont privés de l’accès à ce grand parc pendant des semaines en conséquence directe de la tenue de l’événement.
«C’est dire qu’on utilise un des joyaux de la métropole, l’un des espaces publics les plus intéressants qu’on a, pour faire la promotion de l’automobile à essence», désapprouve Blaise Rémillard, du Conseil régional de l'environnement de Montréal.
«On ne ferait jamais ça avec le mont Royal», ajoute Patrick Bonin, de Greenpeace Canada. «Encore une fois, l’auto empiète sur la nature.»
VISITEURS VENUS DE LOIN
Le Grand Prix a beau affirmer vouloir réduire l’empreinte écologique de ses spectateurs, des environnementalistes cherchent toujours de quelle façon.
«On dit encourager les fans à se déplacer de manière responsable, mais à ma connaissance, on cherche quand même à attirer des visiteurs de partout dans le monde...», relève Caroline Voyer, du Conseil québécois des événements écoresponsables.
Développement économique Canada estime que 117 000 spectateurs ont assisté aux dernières courses à avoir eu lieu sur le circuit Gilles-Villeneuve en 2019, dont 52 % de touristes hors Québec et 32 % de touristes étrangers.
Ces trajets impliquent de grandes émissions de gaz à effet de serre, surtout quand ils prennent l’avion.
«C’est aux déplacements du public qu’il faut s’attaquer, c’est l’enjeu no 1!» s’exclame Mme Voyer.
Bertrand Godin, pilote automobile et commentateur sportif, apporte toutefois un bémol à ce constat.
«L’empreinte écologique des transports, on peut l’appliquer à n’importe quel événement, même au Tour de France.»
DES AMÉLIORATIONS DU CÔTÉ DES DÉCHETS
La gestion des déchets au Grand Prix a bien changé dans les dernières années.
Les repas sont désormais servis dans des contenants recyclables, et les billets sont uniquement électroniques ; une brigade de 120 personnes patrouille sur l’île Notre-Dame pendant la fin de semaine afin de s’assurer que les détritus vont au bon endroit.
«D’un point de vue des déchets et du recyclage, ils ont l’air d’avoir fait des efforts conséquents», reconnaît Émile Boisseau-Bouvier, analyste des politiques climatiques d’Équiterre.
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