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L'article provient de TVA Nouvelles

Privatisation de l’eau: une entreprise québécoise suscite la grogne au Sénégal

Un mouvement de contestation dénonce notamment des «tarifs exorbitants»

Une manifestation contre Aquatech en mars 2022 dans le village de Ndoulo au Sénégal.
Une manifestation contre Aquatech en mars 2022 dans le village de Ndoulo au Sénégal.
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Photo portrait de Annabelle Blais

Annabelle Blais

2023-07-18T04:00:00Z
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Une entreprise québécoise impliquée dans la privatisation d’une partie de l’eau potable au Sénégal est visée par un important mouvement de contestations de citoyens qui s’opposent aux tarifs jugés exorbitants et aux nombreuses coupures de service.

Le nom d’Aquatech n’est pas familier pour la majorité des Québécois. Pourtant, l’entreprise dont les bureaux sont situés à Montréal et Longueuil fait affaire avec de nombreuses municipalités partout au Québec en matière de gestion d’eau.

Mais au Sénégal, sa filiale ne passe pas inaperçue. 

«Aquatech est une des boîtes les plus connues du Sénégal aujourd’hui », affirmait Alioune Badara Kane, journaliste pour l’émission de télévision matinale sénégalaise Kinkeliba diffusée le 8 juin 2021.  

«On a tout perdu»

En 2016, Aquatech a décroché un contrat pour 10 ans de gestion des forages dans les régions rurales de Thiès et Diourbel pour approvisionner en eau 2 millions de Sénégalais. Ses activités ont commencé en 2018.

«Après l’arrivée d’Aquatech, les tarifs par mètre cube ont augmenté et ils ont coupé l’accès gratuit aux écoles et aux cliniques rurales», explique à notre Bureau d’enquête Meera Karunananthan, professeure de géographie à l’Université Carleton à Ottawa et spécialiste de justice sociale de l’eau. 

Ce fut également le cas pour les lieux de cultes. 

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«L’argent qui aurait pu être utilisé ailleurs doit maintenant servir à payer de l’eau [...] les conséquences de cette facturation de l’eau sont énormes», nous dit pour sa part Fatou Diouf, coordonnatrice de projet pour l’Afrique francophone pour la fédération syndicale Internationale des services publics.

L’argent généré par la gestion de l’eau dont s’occupaient les communautés locales avant la privatisation était réinvesti directement dans la collectivité.

«On construisait des salles de classe, on recrutait même des sages-femmes et des infirmières...», explique Moustapha Bassirou Gueye, coordonnateur d’un regroupement au nom sans équivoque: Aquatech Dégage.

«À l’arrivée d’Aquatech, on a tout perdu», poursuit-il.

De gauche à droite: le rapporteur spéciale de l'ONU Pedro Arrojo Agudo, Fatou Diouf, coordonnatrice de projet pour l’Afrique francophone pour la fédération syndicale Internationale des services publics, Meera Karunananthan, professeure de géographie à l’Université Carleton à Ottawa et spécialiste de justice sociale de l’eau, et Moustapha Bassirou Gueye, coordonnateur de la coalition Aquatech Dégage, en mars 2022.
De gauche à droite: le rapporteur spéciale de l'ONU Pedro Arrojo Agudo, Fatou Diouf, coordonnatrice de projet pour l’Afrique francophone pour la fédération syndicale Internationale des services publics, Meera Karunananthan, professeure de géographie à l’Université Carleton à Ottawa et spécialiste de justice sociale de l’eau, et Moustapha Bassirou Gueye, coordonnateur de la coalition Aquatech Dégage, en mars 2022. Courtoisie Impact TV

Dans un rapport de 2021 d’une firme privée pour le compte du gouvernement sénégalais sur la privatisation de l’eau réalisée, on peut d’ailleurs lire que : «les revenus tirés de l’exploitation et de la gestion par les délégataires privés ne profitent pas aux acteurs et à l’économie locale». Aquatech fait partie des quatre délégataires privés à qui le gouvernement a confié l’exploitation des installations d’approvisionnement en eau.

Il y a également eu des coupures en raison de bris d’équipement ou de travaux de maintenance ou de factures impayées. «Chez nous, on a eu une panne de 20 jours sans aucune réaction de la part d’Aquatech», dit M. Gueye.

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«Il y a eu une baisse d’accès, car ceux qui ne pouvaient pas payer ont été coupés. Et c’est là que les gens ont commencé à manifester», explique Mme Karunananthan, qui s’est d’ailleurs rendue sur place en mars 2022 accompagnée d’un rapporteur de l’ONU pour entendre les récits des gens.

Sa visite et le combat des Sénégalais sont documentés dans la série documentaire québécoise La course à l’or bleu, produite par Impact TV et qui sera diffusée sur Vrai à partir du 18 juillet

  • Voyez la bande-annonce du documentaire La course à l’or bleu

«Le modèle de privatisation est complexe au Sénégal, mais on cherchait surtout à mieux comprendre l’expérience citoyenne», explique la réalisatrice Sofi Langis, qui a accompagné Mme Karunananthan au Sénégal. «Dans plusieurs villages, l’accès à l’eau a été modifié suite à l’arrivée d’entreprises privées: augmentation des frais de raccordement, tarification mensuelle inexplicablement élevée, enjeux de qualité et de quantité. Et ces enjeux menacent la sécurité, la santé et la dignité de ces gens.»

Des manifestations ont même été réprimées et se sont soldées par des arrestations. 

«Beaucoup sont allés en prison et ont été maltraités à cause de leurs revendications qui étaient légitimes», précise Mme Diouf. Le mouvement de protestation se poursuit toujours aujourd’hui, dit M. Gueye.

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M. Gueye a, pour sa part, reçu plusieurs convocations à la gendarmerie. 

«La population essaie juste de récupérer leur bien précieux», lâche-t-il.

Certains villages ont réussi à expulser l’entreprise et à reprendre le contrôle de leur forage.

Selon le rapport d’évaluation, en 2019, 17 villages de la zone gérés par Aquatech ont refusé la présence de l’entreprise. 

Aux yeux de Fatou Diouf, il ne fait pas de doute: Aquatech a créé de l’instabilité et a appauvri la population.

Les bureaux de Longueuil d'Hélios et de sa filiale Aquatech.
Les bureaux de Longueuil d'Hélios et de sa filiale Aquatech. Pierre-Paul Poulin / Le Journal de Montréal / Agence QMI

Une réforme «un peu trop brutale»

Aquatech réfute de nombreuses allégations visant sa gestion des installations d’approvisionnement en eau au Sénégal, mais reconnaît qu’elle y a eu très mauvaise presse et que le cadre de la réforme gouvernementale était sans doute un peu trop «brutal».

«Ce n’est pas quelque chose qui continue aujourd’hui», précise à notre Bureau d’enquête Vivien Nirascou, directeur des opérations internationales chez Groupe Helios, à qui appartient Aquatech international (voir encadré).

Selon lui, l’entreprise ne s’est pas enrichie par ses activités dans ce pays et aurait même plutôt essuyé des pertes de l’ordre de 2 à 3 M$.

«L’objectif n’est pas de faire du profit là-bas, mais d’être à l’équilibre et d’améliorer les conditions d’accès à l’eau potable des populations», assure-t-il.

La réforme hydraulique qui a confié au privé la gestion est d’abord portée par le gouvernement sénégalais et les installations que gère Aquatech appartiennent toujours à l’État, rappelle-t-il. 

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M. Nirascou ajoute qu’Aquatech emploie entre 200 et 250 Sénégalais qui ont ainsi accès à des avantages sociaux et que l’entreprise finance des écoles, des mosquées et des salles communautaires.

«Dernier recours»

Le rapport d’évaluation de la réforme hydraulique confirme qu’en 2019, on comptait 73 arrêts de distribution pour facture impayée notamment.

«Évidemment, comme pour toute compagnie d’eau, ce n’est pas la solution idéale, dit M. Nirascou. Couper, c’est le dernier recours.»

Lorsque des comptes ne sont pas payés, il explique qu’il y a des rappels et des discussions. Les coupures surviennent après 6 ou 12 mois, insiste-t-il. Mais dans certains villages où les factures n’étaient pas payées pour des «questions politiques ou de mauvaises volontés», il reconnaît qu’il y a eu des «campagnes de coupures massives.»

Il prétend que c’est la pratique partout dans le monde, dans tout service d’eau privé.

Rébecca Pétrin, directrice générale d’Eau secours, une organisation québécoise qui lutte contre la privatisation de l’eau, ne l’entend pas ainsi. «L’eau est une ressource vitale. On ne peut pas dire à quelqu’un: “tu n’as pas d’argent, tu ne peux pas payer, tu n’as pas d’eau”. Ce n’est pas comme ça qu’on pense un droit commun.»

«Quand les ne gens peuvent pas payer, on trouve des solutions, insiste M. Nirascou. Mais quand ils ne veulent pas payer, on est obligé de faire quelque chose.»

Aquatech annonce des coupures d'eau aux abonnés qui n'auront pas payé leur facture avant le 3 septembre 2022.
Aquatech annonce des coupures d'eau aux abonnés qui n'auront pas payé leur facture avant le 3 septembre 2022. Image tirée de la page Facebook d'Aquatech Sénégal

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Le rapport d’évaluation confirme également des hausses de tarifs dans les régions où Aquatech est présent, soit de 1% à Diourbel et de 10% à Thiès.

Aquatech souligne toutefois que c’est le gouvernement qui les fixe depuis la réforme.

Chose certaine, la perception de l’entreprise est très négative.

«Le cas d’Aquatech dans la région de Thiès est le plus illustratif de l’état de rejet de certains délégataires», précise le rapport de 2019. «Le niveau de satisfaction le plus faible est enregistré dans le périmètre de Aquatech», peut-on lire.

M. Nirascou attribue cette situation à des problèmes de communication. Les gens n’ont pas bien compris la différence entre la mission et le rôle de l’État et ceux d’Aquatech, croit-il. 

«Remplacer tout un système par un opérateur, c’était peut-être un peu trop brutal», ajoute-t-il.

Selon M. Nirascou, l’opposition est moins vive qu’avant, mais il reconnaît que l’entreprise ne gère qu’une centaine de forages sur les 265 forages prévus au départ. «L’État tarde à retransférer les sites aujourd’hui et il y a encore de la résistance dans un ou deux endroits [...] et les petits sites autour, ça fait un peu boule de neige», dit-il.

À propos dAquatech

Sur son site sénégalais, Aquatech souligne son expérience de 40 ans dans la gestion et la distribution de l’eau, particulièrement en Amérique du Nord et à l’international. 

Elle dit être présente dans 24 pays. 

Aquatech Sénégal est détenue à 60% par Aquatech international services des eaux. 

À droite, Jean-Pierre Azzopardi, président d'Aquatech international service des eaux, en 2016 lors de la signature d'un contrat de gestion de l'eau potable de deux régions au Sénégal.
À droite, Jean-Pierre Azzopardi, président d'Aquatech international service des eaux, en 2016 lors de la signature d'un contrat de gestion de l'eau potable de deux régions au Sénégal. image tirée du site de l'Office des forages ruraux

Au Québec, Aquatech affirme avoir des centres de service dans 7 régions de la province. 

Elle gère et exploite des ouvrages d’eau potable et de traitement d’eaux usées. 

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