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L'article provient de Clin d'oeil
Style de vie

Pourquoi les prix des parfums sont-ils astronomiques?

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Juliette de Lamberterie

2025-11-07T23:55:00Z
2025-11-10T18:28:13Z
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D’année en année, les prix continuent de grimper: le prix de bien des flacons dépasse aujourd’hui le demi-millier de dollars. Ces étiquettes sont-elles justifiées?

Si l’on parcourt la boutique en ligne du Holt Renfrew, difficile de ne pas tomber de sa chaise devant le prix des parfums. L’eau de parfum Cannabis Patchouli de Dries Van Noten revient à 460 $ pour 100 ml; l’extrait de parfum Kingside, de la collection Perfumer Extraordinaire de Mind Games, a un prix au détail de 595$ pour la même quantité. Pour l’eau de parfum Roasted Vanilla de Loewe, c’est 630 $; l’extrait de parfum Purpose 50 d’Amouage, 750 $. Non, vous ne louchez pas!

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Certes, ces parfums ne sont pas des produits ordinaires. Ils sont issus de marques indépendantes, dites «de niche», ou de collections exclusives développées par les grandes marques, deux catégories qui ont énormément grandi dans la dernière décennie. Mais l’augmentation est aussi notable au rayon des produits plus accessibles. L’eau de parfum Chance, de Chanel, qui coûtait environ 120 $ en 2020 dans un format 50 ml, coûte aujourd’hui 166 $, soit presque 40 % d’augmentation en cinq ans. Selon Global Industry Cosmetics Magazine, une revue spécialisée sur l’industrie, alors que le prix moyen du maquillage et des soins de la peau aurait baissé depuis la pandémie, les prix des parfums ont augmenté de 30 % en moyenne, et la tendance ne semble pas vouloir s’arrêter. Malgré les conditions économiques rudes que subissent la plupart des ménages, la demande continue de se présenter. Pourquoi?

Une industrie premium en croissance

«C’’est le gros bazar des prix. Il n'y a plus de logique», déclare d’emblée Claire Lonvaud, fondatrice de PassionNez, un groupe de formation et de conseil en développement de parfums basé à Grasse, capitale mondiale du secteur. Celle qui s’y connaît autant en conception de parfums qu’en développement de marques indique que l’industrie s’est restructurée dans les dernières années.

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«Le luxe, c'est la rareté. Si on devait dessiner une pyramide, on aurait, en bas, tout ce qui touche le marché de masse», dit-elle, soit les produits moins chers vendus en grandes surfaces. La parfumerie dite sélective se trouve au-dessus, soit les classiques des marques de prestige que tiennent des points de vente sélectifs comme Sephora ou Holt Renfrew. Au haut de la pyramide, avant la pandémie, trônaient les marques indépendantes ou «confidentielles», ayant leur propre réseau de distribution – Diptyque ou L’Artisan Parfumeur en ont été pionnières. La parfumerie indépendante s’est depuis beaucoup développée en Europe, au Moyen-Orient et en Asie. Cette année, au salon Esxence, une conférence internationale de parfumerie de niche, plus de 300 marques étaient présentes, ce qui est «énorme», selon la consultante.

«Les Chanel et Dior de ce monde se sont dit: “Attention, on a de nouveaux concurrents”», dit Lonvaud. Si certaines marques de designers avaient déjà des parfums exclusifs, presque toutes ont récemment développé des collections haut de gamme complètes: Loewe, Dries Van Noten, Dior, Balenciaga, Balmain, et bien d’autres. Ces groupes ont pris soin de fixer leurs prix un étage plus haut, pour se démarquer et se placer au sommet, explique l’experte.

La covid et l’environnement en rajoutent

Ce n’est un secret pour personne: tout a augmenté pendant la pandémie. Le secteur de la parfumerie n’y a pas échappé. D’abord, à cause de raisons réelles immédiates. La fermeture d’usines en Chine, en 2020, où sont fabriqués beaucoup d’éléments des chaînes d’approvisionnement, a fait augmenter le coût des matières premières. Quand certains produits ou matières sont en rupture soudaine et qu’il faut les produire autrement, dit l’experte de PassionNez, cela ouvre la porte à la spéculation, donc à une hausse des coûts. «Ce qui était simple et pas cher à trouver devient rare et cher».

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À cela s’ajoutent les intempéries liées au dérèglement climatique qui s’intensifient comme les feux, les inondations, les sécheresses ou les tempêtes violentes. Des cultures d’ingrédients importants comme la tuberose, la rose centifolia ou la lavande, en France, et la vanille, à Madagascar, ont été durement impactées dans les dernières années, parmi d’autres.

Même les molécules fabriquées synthétiquement peuvent subir les contrecoups des changements climatiques: certains fleuves et rivières servent au refroidissement d’appareillages d’usines, et la baisse du niveau de l’eau peut stopper la production ou provoquer des fermetures d’établissements. Le transport en bateau peut aussi être affecté par les sécheresses; ç'a été le cas pour le Rhin, dont les niveaux étaient particulièrement bas pendant les étés 2022 et en 2025, ralentissant le trafic par cargo.

L’instabilité politique influe aussi sur les prix. Les tarifs sur les biens importés imposés par Donald Trump impactent les coûts d’éléments de la chaîne d’approvisionnement, des ingrédients naturels rares cultivés à l’étranger aux flacons produits ailleurs. La guerre en Ukraine et la crise énergétique ont aussi perturbé l’approvisionnement dans les dernières années. Autre exemple: l’offre de vétiver, principalement cultivé en Haïti, pourrait être davantage menacée par l’instabilité politique du pays que par son climat.

Ces facteurs ont un impact sur l’industrie. Toutefois, «les parfums sont des produits à haute marge», rappelle Pierre-Yann Dolbec, professeur associé en marketing à Concordia et grand amateur de parfums. «Une augmentation de 30 % au prix final, ça ne reflète pas une augmentation de 30 % des coûts de fabrication», dit-il. «Les marques ont probablement profité de l'inflation pour aller chercher une plus grosse part du gâteau.»

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La bonne affaire pour les designers

«Un parfum qui coûte cher, disons 200 $ à 300 $, ne coûte pas aussi cher à produire – on parle peut-être de 10 $ pour le produit. Pareil pour la bouteille, si celle-ci est vraiment chère», explique le professeur.

Comme pour les vêtements, le nom du créateur compte pour beaucoup: en parfums, on oriente de plus en plus le marketing autour des nez, chez les grands groupes comme les petites marques. «Ça crée un objet qui ressemble à un œuvre artistique», dit Dolbec. La marque Frédéric Malle a été l’une des premières à se positionner comme telles, et beaucoup suivent aujourd’hui sa trace, comme l’enseigne française Essential Parfums – d’ailleurs relativement abordable pour une marque de niche, citée par les deux experts – dont chacun des flacons porte le nom d’un ingrédient, accompagné du nez à l’origine du parfum.

Pour les grands designers, c’est un bon coup de sortir des fragrances haut de gamme, d’autant plus qu'on projette que le marché profitera d'une hausse claire d’ici 2030. «Ça devient une façon facile de rentabiliser la marque», dit Pierre-Yann Dolbec. «Si Balenciaga lance un parfum à 400 $, c'est sûr que ça va être perçu comme haut de gamme.»

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Claire Lonvaud, de PassionNez, abonde dans le même sens: «La justification du prix ne vient pas forcément de la qualité.» Certes, les marques indépendantes ne profitent pas des économies d’échelles, puisqu’elles produisent en petites quantités. Elles ont donc besoin de fixer un prix plus haut pour être certaines de rentabiliser leur produit. Et le prix élevé a un attrait en soi, puisqu’il donne l'illusion d’un produit exclusif et rare. Toutefois, certaines de ces marques de niche ne peuvent pas se permettre de fixer leurs prix aussi hauts qu’ils le devraient pour survivre, n’ayant pas encore construit leur notoriété.

De l'autre côté, la consultante souligne que les marques de designer ou de prestige – Hermès, Guerlain, Louis Vuitton —, contrairement aux marques indépendantes, bénéficient d’un accès privilégié à des grands volumes de matières premières rares, sans payer plus cher au volume; pourtant, elles fixent leurs prix plus hauts. «C’est avant tout de l’image, dit Lonvaud. Elles veulent être au-dessus.»

Celle qui travaille avec des acheteurs de tous horizons souligne que les collections exclusives ciblent avant tout une clientèle très aisée. Toutefois, ce n’est pas qu’elle s’intéresse à la parfumerie confidentielle. Pourquoi, en ces conditions économiques très rudes pour la majorité, les gens continuent-ils à acheter ces produits?

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Une clientèle captivée

La pandémie a beaucoup joué dans l’engouement autour des parfums. «Les gens ont commencé à en consommer pendant la covid parce qu'ils n'avaient rien à faire», dit Pierre-Yann Dolbec, le professeur de Concordia. C’est d’ailleurs à ce moment qu’il a lui-même développé cette passion: il possède aujourd’hui plus de 130 flacons! Selon lui, la façon dont on voit les parfums a évolué, d’un objet de consommation ostentatoire à un produit qui relève davantage du bien-être. Le professeur établit la comparaison avec l’indice du rouge à lèvres, soit l’idée qu’on aime, lors de périodes économiques difficiles, s’offrir des «petits luxes»; le parfum est plus cher qu’un «petit luxe», mais apparaît pour plusieurs comme un meilleur investissement, en plus de remonter le moral grâce à ses riches arômes.

@jesycu january favorites coming soon... something sinister happened to my voice (i lost it at a monster truck show) #perfumetok #perfumesample #smallbusiness #niche #weird #weirdgirl #fyp #viral #pearfatparfum ♬ original sound - Jess

Ce développement a été facilité par l’ascension de créateurs et créatrices de contenu spécialisés en parfums, autour desquels se sont formées des communautés d’amateurs. «Ça a aidé à éduquer un large public», dit Dolbec. En marketing, certains produits sont qualifiés d’épistémiques. Ce sont des produits sur lesquels on aime développer des connaissances. «Plus on connaît une catégorie de produits et plus on est passionné, plus on veut en savoir davantage et vivre de nouvelles expériences. Alors, on passe d'un parfum de masse à un parfum de niche.» Chez ces connaisseurs et connaisseuses, on a son bar ou sa garde-robe de parfums, et on fait son choix de fragrance (ou son choix de combinaison!) selon son humeur et ses aspirations du jour. Les marques ont remarqué ces nouveaux écosystèmes de collectionneurs et en ont profité, en développant leur offre premium et en mettant ces produits entre les mains d'influenceurs et influenceuses.

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@cammyreviews my most potent memory-unlocking scents <3 what are yours?? @Demeter Fragrance @D.S. & DURGA @storaskuggan #perfumetok #fragrancetok #nichefragrance #fragrancerecommendations #dejavu ♬ original sound - cammyreviews

Pierre-Yann Dolbec fait d’ailleurs partie de plusieurs groupes Facebook d’amateurs qui revendent entre eux des flacons et s’échangent des connaissances – une façon d’éviter certains prix astronomiques. D’ailleurs, il confie, non sans plaisanter un brin, avoir tout juste reçu deux nouveaux parfums au oud «qui sentent vraiment mauvais». Il ajoute: «Mais, pour moi, c'est une façon de finir de découvrir cet ingrédient-là.» Vivre une nouvelle expérience olfactive, voilà ce que les grands amateurs recherchent avant tout. Melon, plastique et caoutchouc (Fantomas de Nasomatto); Neige sanglante, graisse animale et nuance fécale (Grigia de Maqueda); Rouge à lèvres, encens et fourrure (Girl of the Year de Thin Wild Mercury): l’offre de fragrances étranges est plus riche que jamais.

@babbygailbryant Perfumes I purchased this year. @Kayali @Régime des Fleurs @Phlur Fragrances @D.S. & DURGA #nichefragrance #2024perfume #fragrancetiktok ♬ original sound - Babby

Dans ses classes, Claire Lonvaud fait souvent sentir des parfums, yeux bandés, à ses élèves: certains nouveaux produits de collections exclusives, censés offrir quelque chose qu’on n’a jamais senti, leur rappellent vite d’autres senteurs classiques. «Donc, dans le prix, oui, il y a la qualité et tout ce que vous voulez, mais il y a surtout la valeur perçue et l'aura de la marque», dit-elle. C’est pourquoi il n’y a plus de règles, selon elle. La seule qui perdure? Lorsqu’un parfum nous touche et nous fait ressentir une émotion, ça n’a pas de prix. Il y a tout de même de l’espoir: avec l'offre prolifique d'aujourd’hui, on peut trouver son bonheur sans payer la moitié de son loyer, à condition de bien faire ses recherches.

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