Montréal en 1847: une vision d’apocalypse

Martin Landry
En 1847, quand la terrible épidémie frappe, ce n’est pas la première fois que le typhus fait des victimes au pays, mais jamais avec une telle intensité.
Cette année-là, une vague considérable d’immigrants en provenance des îles britanniques est arrivée au Canada. En tout, 98 000 immigrants, dont 78 700 Irlandais, sont passés par le port de Québec.
Les Irlandais avaient quitté leur pays à cause d’une importante famine qui, depuis 1845, rendait leur vie très difficile. La Grande Famine (1845-1852) avait été causée notamment par un parasite, le mildiou, qui s’attaquait à la pomme de terre.
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Crise européenne
La crise s’est étendue dans l’Europe entière, mais a touché particulièrement l’Irlande, où la paysannerie pratiquant la monoculture de la pomme de terre était vulnérable. Le parasite a entraîné une baisse de 40% de la production en 1845.
Une grande partie de la paysannerie irlandaise, principalement locataire ou petit propriétaire, a été expulsée des terres, faute de pouvoir payer le loyer ou les taxes.
La population irlandaise a été dévastée par la famine, près d’un million d’Irlandais ont péri. Les personnes disposant d’un petit pécule ont choisi de fuir l’Irlande, laissant derrière elles les plus pauvres et les plus vulnérables. La situation plus que chaotique amène les autorités à encourager l’émigration, malgré l’épidémie de typhus qui faisait déjà rage.
Sur les 9 millions d’Irlandais (chiffre avant la famine), 2 millions se sont réfugiés en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada et en Australie.

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Enjeu de santé publique
Souvent en mauvaise santé à l’embarquement, ces émigrants devaient s’entasser dans les bateaux qui les amenaient au Canada dans des conditions déplorables. La surpopulation sur les bateaux et les conditions d’hygiène déficientes ont grandement contribué à l’incubation de la maladie et à sa transmission à l’homme.
Le typhus est une bactérie transmise par les insectes (acariens, puces et tiques) vivant sur le dos des rongeurs, comme le rat. La maladie, qui se caractérisait par une fièvre intense, des éruptions cutanées douloureuses et un état de faiblesse extrême proche du coma, pouvait tuer les malades en seulement trois ou quatre jours.
Le contexte était donc idéal pour que le typhus se propage à grande échelle.
Ainsi, en 1847, plus de 9000 immigrants en provenance des îles britanniques sont morts du typhus durant la traversée de l’océan. Environ 5000 cadavres sont jetés à la mer pendant le voyage, et on en a trouvé encore plus de 2000 lorsque les bateaux ont atteint leur destination.


Immigration à risque
À leur arrivée au Canada, les immigrants doivent transiter par Grosse-Île, un lieu de quarantaine.
Ceux à qui on a permis de continuer la route ont propagé l’épidémie à Québec, à Montréal, à Kingston et à Toronto. Montréal a été l’une des villes les plus touchées au Canada-Est. Entre le moment où les premiers bateaux sont arrivés, en mai 1847, et celui où l’on a déclaré la fin de l’épidémie, en avril 1848, plus de 6000 immigrants sont décédés.
Les autorités coloniales avaient été en mesure d’organiser la mise en quarantaine des arrivants sur l’île de Grosse-Île, mais ils n’avaient pas prévu que l’épidémie se propagerait quand même sur le territoire.
Les infrastructures de Grosse-Île n’étaient donc pas prêtes à faire face à une épidémie d’une telle ampleur. Les immigrants qui ne semblaient pas contaminés par le typhus pouvaient continuer leur route, mais plusieurs d’entre eux étaient tout de même porteurs de la maladie. Ils ont contribué à la répandre dans les bateaux qui se dirigeaient vers Québec ou Montréal. Par conséquent, les autorités montréalaises ont dû réagir promptement pour tenter de freiner la propagation de la maladie en ville.
Prises au dépourvu, afin d’éviter que les malades ne s’entassent sur les quais, on a décidé de placer les premiers immigrants malades dans des «sheds» (baraques) à Pointe-Saint-Charles, non loin du lieu autrefois occupé par les travailleurs du canal de Lachine.

Rapidement, les trois sheds construites au début n’ont plus suffi à la demande. Le maire de Montréal, John Easton Mills, en a fait bâtir d’autres. Il s’est lui-même porté volontaire pour aider à soigner les malades. Le typhus l’a malheureusement emporté au mois de novembre 1847.
En ville, les résidents les plus malades étaient soignés au Montreal General Hospital.
Les autorités avaient donc trouvé un endroit assez isolé du reste de la population pour envoyer les immigrants malades, mais il fallait aussi trouver une façon de les soigner.

Le clergé et les services sociaux
Traditionnellement, c’étaient les ordres religieux qui s’occupaient du soin des malades à Montréal. En plus, avec l’arrivée de Mgr Bourget à la tête de l’évêché de Montréal en 1840, les communautés religieuses connaissaient une grande période de croissance.
C’est ainsi que plusieurs communautés religieuses se sont portées volontaires pour prêter main-forte aux immigrants qui arrivaient contaminés, affaiblis et sans ressource.
Les Sœurs grises ont été les premières à offrir leur aide aux autorités qui étaient très contentes de pouvoir compter sur les organisations religieuses. Cela leur évitait en plus d’avoir à payer des employés laïcs.
Plusieurs sœurs se sont donc rendues dans les baraques de Pointe-Saint-Charles pour prodiguer des soins aux malades et les soulager autant qu’elles le pouvaient. Ce qu’elles y ont trouvé à leur arrivée était inimaginable et profondément troublant.
La description qu’on peut lire dans les annales de la terrible épidémie de 1847 est saisissante:
« Jamais langue humaine ne pourrait rendre l’affreux et repoussant spectacle qui s’offrit à leurs regards!!! Des centaines de pestiférés dans la saleté la plus dégoûtante, gisant pour la plupart sur le plancher nu, aux prises avec la mort et dans des souffrances que la plume se refuse à décrire. »
Comme pour ajouter à leur souffrance, les malades devaient s’entasser dans les baraques de bois sur un terrain boueux de Pointe-Saint-Charles.

Dans chaque baraque, qui mesurait de 100 à 200 pieds de longueur et de 30 à 40 pieds de largeur, on pouvait compter jusqu’à 180 couchettes, de simples planches de bois recouvertes d’un peu de paille.
La situation était désolante et les malades, trop nombreux. Les pauvres sœurs faisaient de leur mieux, mais elles étaient incapables de prendre soin de tout le monde. Les mourants se retrouvaient donc souvent entourés de cadavres qui étaient passés inaperçus tellement l’endroit était surpeuplé.
Les premiers cas de fièvre ont été observés le 26 mai et, déjà, le 21 juin, on rapportait que 850 personnes occupaient les sheds et que 20 personnes décédaient en moyenne chaque jour.
Rapidement, les Sœurs grises n’ont plus été assez nombreuses et ont demandé de l’aide. Ainsi, à Pointe-Saint-Charles, pendant toute la durée de l’épidémie, les religieuses des congrégations des Sœurs grises, des Sœurs de la Providence et des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu, de même que les prêtres sulpiciens et quelques jésuites se sont relayés au chevet des malades. Ces religieux et religieuses ont été aussi soutenus par quelques médecins et infirmières.
Arrivées le 8 juin, les Sœurs grises ont accueilli avec soulagement les Sœurs de la Providence, qui allaient leur prêter main-forte dès le 20 juin.
Rapidement, plusieurs sœurs grises ont été atteintes du typhus. Leur congrégation a donc quitté les sheds le 7 juillet pour tenter de se remettre sur pied. Les Sœurs de la Providence y sont demeurées jusqu’au 30 septembre. Elles ont été aussitôt aidées par les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu, à qui l’on a donné une permission spéciale pour sortir de leur cloître dès le 2 juillet.
Elles ont cependant quitté l’endroit une semaine plus tard pour aller soigner les prêtres qui avaient contracté la maladie. Le 26 septembre, les Sœurs grises étaient de retour aux sheds et y sont restées jusqu’à leur fermeture en avril 1848.

Même si ces trois congrégations religieuses ont fait de leur mieux pour soulager les malades, elles n’étaient jamais assez nombreuses et ont dû demander de l’aide à d’autres communautés de l’extérieur de la ville. Les Sœurs grises ont appelé leurs consœurs d’Ottawa et les Hospitalières, leurs consœurs de La Flèche en France.
On peut dire que les communautés religieuses ont fourni le plus grand effort lors de l’épidémie. Ce sont elles qui ont tenu à bout de bras les organisations responsables de soigner les malades, et elles sont parvenues à s’en sortir malgré une aide très limitée de l’État.
Le rôle qu’elles ont joué auprès des malades était donc considérable. Les sœurs avaient effectivement beaucoup d’autorité sur ce qui se passait dans les sheds et elles restaient au chevet des malades beaucoup plus longtemps que les médecins, ce qui leur permettait de savoir quels étaient leurs besoins réels.
En plus de les soigner du mieux qu’elles le pouvaient, elles leur offraient un soutien moral très important. Évidemment, elles en profitaient aussi pour faire du prosélytisme et tenter de convertir certains protestants.
Leur grand dévouement auprès des malades ne les a pas épargnées. Néanmoins, fortes de leurs convictions religieuses, elles ont offert une présence qui a largement contribué à restreindre la propagation du typhus malgré les pertes qu’elles-mêmes ont vécues.
L’épidémie s’est finalement estompée en avril 1848. Pour marquer l’implication des congrégations religieuses, Mgr Bourget a commandé à Théophile Hamel un ex-voto présentant l’épreuve de l’épidémie de typhus à Montréal. Depuis 1849, le tableau, intitulé Le typhus trône sous le jubé de l’orgue à l’entrée de la chapelle de Notre-Dame-de-Bon-Secours de Montréal.