«Les Dents de la mer» fête ses 50 ans: retour sur un tournage cauchemardesque

Victor Norek
Les Dents de la mer, l’un des films de monstre les plus emblématiques de l’histoire, fête cette année ses 50 ans. Malgré son postulat de série B, il devint en quelques semaines à peine, à la surprise générale (et de très loin) le film le plus lucratif de l’histoire du cinéma, un pionnier du blockbuster.
Devant durer au départ 55 jours pour un budget de 2 millions de dollars américains, le tournage prit l’eau à partir du moment où l’animatronique ultrasophistiquée du requin fut immergée.
En effet, sous l’influence du Nouvel Hollywood, Spielberg avait insisté pour que les prises de vue ne se fassent pas en studio, mais en décors réels et en pleine mer. Cependant, les équipes n’avaient pas anticipé que le sel marin allait entraîner une corrosion des mécanismes, qui se grippèrent presque instantanément.

La petite expédition de quelques semaines se transforma en l’un des tournages les plus cauchemardesques de l’histoire (monnaie courante à l’époque où Francis Ford Coppola allait vivre la même chose sur Apocalypse Now et William Friedkin sur son Convoi de la peur).
À l’inverse de Duel
Un tournage dura trois fois plus longtemps (159 jours) et quintupla presque son budget (atteignant plus de 9 millions $, des sommes rarissimes pour l’époque, surtout pour un film de genre). Le temps et le budget ne furent pas les seules victimes du requin. En effet, sa présence à l’écran, évaluée au départ à plus de 40 minutes, fut radicalement réduite à moins de 5 minutes en totalité.
Ces déboires ont forcé le jeune Spielberg, à peine âgé de 28 ans, à jeter tout son storyboard et la moitié de son scénario.
À conditions désespérées, mesures désespérées, il fut même un temps question de remplacer l’animatronique par un vrai requin blanc pour trouver une solution de fortune (il en reste la terrifiante scène de la cage, tournée en conditions réelles).

Cependant, la marque d’un grand cinéaste est de trouver des solutions artistiques à des contraintes techniques, Spielberg prit donc le contrepied total de son succès précédent, Duel (1971), où il montrait le camion tueur, son grand méchant, tout du long. Il décida de dissimuler le plus possible sa créature, et choisit de faire peur à son spectateur en le forçant à imaginer la présence du requin.
Deux notes
Il transforma ainsi habilement la surface de l’eau en un écran géant où tant le public que les personnages pourraient projeter leurs peurs et leurs angoisses les plus profondes.
Résultat : le squale est suggéré uniquement par les deux notes de musique légendaires de John Williams, un ponton arraché à un embarcadère qui fait demi-tour lorsqu’un pêcheur tombe à l’eau, mais aussi par les fameux barils jaunes, accrochés au bout d’une corde à des harpons plantés dans sa chair, qui signalent sa présence autour du bateau.

Cette présence est également traduite par un simple triangle : celui de l’aileron du vrai requin dans la mer ou de sa forme, vu du dessous, sur l’affiche du film ; celui de sa dent gigantesque, plantée dans une barque de pêcheur ; le triangle en carton des enfants qui font une blague malencontreuse qui terrorise des centaines de personnes se baignant dans la baie ; mais aussi celui peint en noir sur la pancarte de bienvenue à Amity, la ville où se déroule l’intrigue.
Spielberg réfère par ces moyens à l’ensemble de sa créature terrifiante grâce à des substituts, rendant l’invisible palpable, et ce, dès son premier plan, qui figure le point de vue du requin sillonnant les fonds marins plutôt que de montrer l’animal lui-même (ce qu’il aurait pu faire avec des images documentaires).
C’est l’application filmique de la figure littéraire de la synecdoque – la partie symbolisant le tout – que Spielberg a inaugurée ici et qui le suivra tout au long de sa carrière. C’est le trousseau de clés de Keys, l’antagoniste de E.T., seul élément que l’on voit de lui pendant les deux premiers tiers de l’intrigue ou encore les ridules sur les verres d’eau dans Le Parc jurassique, qui annoncent l’arrivée du T-rex sans pour autant le montrer.
• À lire aussi: Le miroir parfait du «Parc jurassique»
En bref

Les Dents de la mer : 1975, Universal Pictures, réalisé par Steven Spielberg.
- Recettes : 478 M$ (international) – plus gros succès de l’histoire du cinéma en son temps.
- Récompenses : Oscar de la meilleure musique, meilleur montage et du meilleur mixage son.
- Héritage : Tout premier blockbuster d’été, son immense succès a mis en lumière l’aspect stratégique de la période estivale, ce moment où les gens partent en vacances loin de chez eux et où le cinéma (du moins à l’époque) ne subissait plus la rude concurrence de la télévision.
Victor Norek, créateur de la chaîne YouTube Le CinématoGrapheur, est spécialisé dans le décorticage des films grand public. Il écrit pour le magazine Rockyrama et est conférencier, entre autres, pour la Cinémathèque québécoise.