Quand la princesse sauve le monstre: «Edward aux mains d’argent», un conte de fée réinventée

Victor Norek
Notre hiver qui n’en finit pas de revenir m’a fait songer à cette ville de banlieue pavillonnaire d’Edward aux mains d’argent, qui, elle, ne connaît de neige que les flocons propulsés dans les airs lorsque le pâle héros solitaire taille des blocs de glace pour en faire des sculptures, Winona Ryder dansant dessous dans une valse éternelle.
Le chef-d’œuvre de Tim Burton, lequel marque le début de sa longue collaboration avec Johnny Depp (qui s’étalerait sur 8 longs métrages) est construit comme un anti-conte de fées.
Ce n’est pas la princesse qui est enfermée dans un donjon, mais le monstre, qui sera finalement sauvé par sa princesse charmante.
Chez Burton, ce sont les inadaptés qui prennent le devant de la scène, dans une relecture de la figure horrifique, et tout particulièrement celle de Frankenstein. Il lui emprunte visuellement son univers gothique et thématiquement sa fascination pour la créature, douce comme un agneau, mais pourchassée par la société pour sa différence.

Edward, véritable enfant qui n’a jamais grandi et qui n’a pas appris les codes de la civilisation humaine, va subir les assauts des véritables monstres de ce monde: la classe moyenne américaine.
Cette microsociété va faire pression sur Edward pour qu’il s’y intègre: porter leurs vêtements, manger comme eux, vivre comme eux, alors qu’il n’est clairement pas adapté pour. Plutôt que d’œuvrer à l’y inclure, ils tentent tous, chacun à leur façon, de le changer pour qu’il se conforme au reste du monde.
Une pression de conformité qu’a lui-même subie Burton, auquel Disney avait refusé de produire L’étrange Noël de Mr Jack dans les années 1980 parce que ce n’était justement pas conforme à l’imagerie véhiculée par la firme.
Le cinéaste y travaillait à ce moment-là sur les animations de Rox et Rouky en 1981, et s’arrachait les cheveux d’y dessiner de mignons petits chiens et renards, lui qui en est à l’opposé.
Une société multicolore

Tim Burton brosse ici le portrait d’une société standardisée où tout est faussement singulier.
Et c’est là qu’entre en scène le plan qui nous intéresse aujourd’hui. Sous une couche de peinture aux teintes vives, toutes les maisons et les voitures de cette ville sont finalement exactement les mêmes sous leur maquillage, celui-là même que Peg, la mère du personnage de Winona Ryder, tente de vendre en vain à ses voisins au porte-à-porte.
Tout dans cette banlieue est trop coloré, trop propre, trop clinquant, soulignant leur aspect factice, jusqu’à la routine matinale des maris qui, laissant leurs femmes à la maison, sortent tous à la même seconde de leur garage et y rentrent tous à l’unisson le soir venu.
Une superficialité et une artificia-lité que renforce Burton à travers une esthétique outrancière et l’utilisation de maquettes pour les plans d’ensemble de la ville: tout semble en toc.

Un univers en noir et blanc
Il oppose donc à cette société multicolore un Edward qui vit dans un univers en noir et blanc, mais qui est finalement le seul à être véritablement unique, qui ne soit pas calqué sur tous les autres.
En 1990, Burton fait le constat de la décennie précédente, qui a mis le rêve américain à la portée de tous, mais qui est dorénavant devenu un standard : tout le monde a la même vie, le même mari, la même maison, les mêmes rituels mécaniques, les renvoyant aux machines de l’inventeur d’Edward.
Ce florilège coloré n’est qu’une apparence, un vernis de surface que la venue d’Edward va faire craqueler, révélant la personnalité abjecte de cette société intolérante dont chaque membre semble cloné l’un sur l’autre.
En effet, les portes des classes de l’école reproduisent à l’identique les couleurs des maisons et le bâtiment qui l’abrite est désespérément plat, parfaite métaphore de l’échec total de l’éveil culturel des enfants de cette société nouvelle standardisée, créée à la chaîne.
La mise en scène de Burton va ainsi avoir pour but d’opposer la rectitude et la fixité des plans qui caractérisait au début du long métrage cette banlieue, au gothique de l’univers d’Edward: la ligne droite et la ligne courbe.

En bref
Edward aux mains d’argent: 1990, 20th Century Fox, réalisé par Tim Burton, avec Johnny Depp et Winona Ryder.
Recettes: 86 M$ (international)
Récompenses : Hugo Award et Saturn Award du meilleur film
Victor Norek, créateur de la chaîne YouTube Le CinématoGrapheur, est spécialisé dans le décorticage des films grand public. Il écrit pour le magazine Rockyrama et est conférencier, entre autres, pour la Cinémathèque québécoise.