Pénurie de personnel: des profs déjà épuisés doivent remplacer dans d'autres classes
Des régions qui ne connaissaient pas ce phénomène le vivent maintenant au quotidien

Dominique Scali
La pénurie de personnel s’est tellement aggravée dans les écoles que des enseignants déjà épuisés doivent régulièrement faire de la suppléance dans d’autres classes que la leur, un phénomène qui a carrément explosé l’an dernier.
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Isabelle (nom fictif*), 31 ans, peine à retenir ses larmes au bout du fil.
«Cette année, [le remplacement d’urgence], il y en a chaque semaine. On n’est plus capables», lâche cette jeune enseignante en début de carrière à Montréal.
«Je n’arrive pas à corriger, je n’arrive pas à planifier. Ça chamboule ta journée.»
Le «remplacement d’urgence» (RU) ou «dépannage obligatoire» survient quand un enseignant doit s’absenter, mais qu’il n’y a aucun suppléant disponible pour le remplacer. Ce sont donc les autres profs de l’école qui vont se relayer à tour de rôle pendant leurs périodes où ils n’ont pas d’élèves sous leur responsabilité.
L’exemple typique est celui d’une classe de primaire où l’enseignant est absent pour toute la journée. Les enfants verront alors défiler cinq profs. Ces derniers viendront en RU quand leurs élèves sont en anglais, musique ou éducation physique.
Ainsi, le travail censé être fait pendant ces périodes doit être apporté à la maison, réalisé souvent le soir ou la fin de semaine.
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Augmentation de 7250 %
Dans certaines écoles, ce phénomène grandissant est nouveau, comme au Centre de services scolaire Marie-Victorin, en Montérégie. En 2018-2019, on a eu recours au RU pour seulement 190 périodes.
Quatre ans plus tard, on compte 13 776 périodes de RU, une augmentation de 7250 %.
« On est rendus dans une utilisation quasi systématique. On trouve ça inquiétant », dit Jean-François Guilbault, président du Syndicat de Champlain.
La raison principale ? Les banques de suppléants sont vides. En raison de la pénurie de personnel, même les enseignants non qualifiés obtiennent des contrats à long terme.
Pendant ce temps, le processus pour venir prêter main-forte comme suppléant reste toujours aussi lourd, dénoncent des candidats.
« Bienvenue dans le club »
Le Journal a fait une demande d’accès à l’information dans une quarantaine de centres de services scolaires (CSS). Sur les 26 qui ont fourni des chiffres, presque tous, soit 23, ont recours beaucoup plus souvent au RU qu’avant la pandémie. Dans 21 CSS, le phénomène était en hausse l’an dernier.
À certains endroits, le nombre de minutes, de périodes ou encore les sommes d’argent consacrées au RU ont par exemple doublé, triplé ou sextuplé en quatre ans.
« Bienvenue dans le club », ironise Catherine Beauvais-St-Pierre, présidente de l’Alliance des professeurs de Montréal, où le recours au RU existait bien avant la pandémie.
« Mais ça s’aggrave depuis deux ans [...] Avant, c’était une réalité à géométrie variable. Là, c’est la réalité partout », résume-t-elle.
Évidemment, les enseignants sont payés pour ces heures travaillées en surplus.
« J’ai des profs qui me disent que [pendant leurs vacances], elles se paient des voyages dans le Sud avec [cet argent] » tellement le RU est fréquent, illustre Véronique Lefebvre, du Syndicat de l’enseignement de la région de Vaudreuil.
Moins d’argent, plus de temps
Or, les gens interrogés sont unanimes : les enseignants préféreraient se passer de cet argent supplémentaire et avoir tout le temps nécessaire pour bien faire leur travail.
À l’inverse, si une personne refuse de faire du RU, elle subira une « coupure de traitement », c’est-à-dire une baisse de salaire, explique Jean-François Guilbault.
« Ce qu’on voit de plus en plus, ce sont des enseignants qui, volontairement, vont se priver de salaire pour assurer un meilleur service à leurs élèves », observe-t-il.
De leur côté, les CSS qui ont répondu à nos questions rappellent que la pandémie est venue complexifier la situation. De plus, ils doivent faire face à la pénurie alors que leur clientèle augmente.
Par exemple, le CSS de Montréal a ouvert 123 nouvelles classes d’accueil depuis le début de l’année.
QUELQUES EXEMPLES DE HAUSSE FULGURANTE
CSS Marie-Victorin :
2021-2022 ▸ 13 776 périodes
2020-2021 ▸ 8194 périodes
2019-2020 ▸ 4997 périodes
2018-2019 ▸ 190 périodes
CSS Val-des-Cerfs :
2021-2022 ▸ 3482 heures
2020-2021 ▸ 1050 heures
2019-2020 ▸ 672 heures
2018-2019 ▸ 721 heures
CSS Beauce-Etchemin :
2021-2022 ▸ 218 049 minutes
2020-2021 ▸ 71 991 minutes
2019-2020 ▸ 117 916 minutes
2018-2019 ▸ 37 410 minutes
CSS Portages-de-l’Outaouais :
2021-2022 ▸ 1811 périodes + 2315 heures
2020-2021 ▸ 1793 périodes + 1314 heures
2019-2020 ▸ 128 périodes + 206 heures
2018-2019 ▸ 1 période + 8 heures
CSS de Montréal :
2021-2022 ▸ 26 074 heures
2020-2021 ▸ 20 491 heures
2019-2020 ▸ 9361 heures
2018-2019 ▸ 13 915 heures
Les 12 travaux pour devenir suppléant
Des aspirants suppléants dénoncent la bureaucratie digne de la maison des fous par laquelle il faut passer pour se faire embaucher dans les centres de services scolaires, au point où certains décident d’abandonner.
« J’ai lâché prise à partir du moment où je ne savais plus où cliquer et à qui envoyer quoi », raconte Léonie*, 37 ans.
Cette médiatrice culturelle titulaire d’un baccalauréat a de l’expérience avec les jeunes. Elle serait souvent disponible pour des remplacements ponctuels.
Mais après trois mois à tenter de naviguer dans le processus d’embauche dans des écoles du Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM), elle n’est toujours pas certaine d’avoir trouvé la bonne porte d’entrée, dit celle qui compare le processus aux « 12 travaux d’Astérix ».
« C’est des étapes interminables [...] C’est devenu trop compliqué », dit celle qui a mis le projet sur pause.
Eva*, 30 ans, avait presque terminé son baccalauréat en enseignement quand elle a postulé pour faire de la suppléance.
« Ça a pris quatre mois entre l’envoi de ma candidature et ma première journée de suppléance », se souvient-elle.
Relevés de notes... du secondaire
Personne ne remet en cause la nécessité de vérifier les diplômes ou les antécédents judiciaires des candidats, mais certaines étapes font sourciller.
Presque tous les centres de services scolaires (CSS) demandent aux candidats de fournir leurs relevés de notes officiels de l’université, du cégep... et même du secondaire, selon une compilation réalisée par Le Journal.

« Je suis tombée à la renverse », s’exclame Stéfanie*, 60 ans, qui a plus de 30 ans d’expérience comme enseignante qualifiée dans des écoles de la région de la Capitale-Nationale.
Cet automne, on lui a quand même demandé ses relevés de notes quand elle a voulu changer de CSS pour devenir suppléante comme retraitée.
De son côté, le CSSDM explique que les relevés de notes servent à la « classification salariale » lors de l’obtention d’un contrat.
Équipe bonifiée
« C’est un processus qui nécessite du temps », avoue Anne-Lise Gravel, directrice générale adjointe à la gestion des personnes. Malgré la pénurie, le CSSDM doit continuer de s’assurer que les candidats répondent aux exigences.
« Mais ce que nous voulons, c’est que nos listes [se comblent] », assure-t-elle. Les processus sont sans cesse réévalués. « Nous travaillons à remodeler l’interface. »
L’équipe de dotation a été bonifiée, même si le domaine administratif est lui aussi touché par la pénurie, ajoute-t-elle.
Le CSSDM est le seul qui nous a accordé une entrevue pour ce dossier.
DOCUMENTS DEMANDÉS DANS LA PLUPART DES CSS
- Curriculum vitae
- Certificat de naissance
- Brevet d’enseignement (s’il y a lieu)
- Diplômes
- Relevés de notes du secondaire
- Relevés de notes du collégial
- Relevés de notes universitaires
- Preuves ou résultats aux tests linguistiques
*Source : demandes d’accès à l’information réalisées par Le Journal
*Les enseignants et suppléants interrogés dans ce dossier ont demandé à garder l’anonymat pour éviter les représailles de leur CSS.
La même philosophie que pour les infirmières
Des experts s’inquiètent de voir l’augmentation fulgurante du remplacement d’urgence dans les écoles, une tendance qui relève de la même philosophie que celle qui pousse les infirmières au temps supplémentaire obligatoire (TSO).
« C’est vraiment désolant. On est déjà devant une situation bouleversante », dit Angelo Soares, professeur au département d’organisation et de ressources humaines à l’UQAM.
Le niveau de contrainte sur les enseignantes est incomparable à celui des infirmières, qui ne savent souvent pas quand elles pourront sortir de l’hôpital en raison du TSO.
Mais plusieurs intervenants voient des parallèles.
« Ce qu’ils ont en commun : le gouvernement est l’employeur [...] Et c’est la même philosophie de gestion : faire mieux avec moins », analyse M. Soares.
Les deux réseaux sont aussi pris dans un cercle vicieux : la pénurie force les employées à travailler davantage, ce qui les épuise et en pousse certaines à partir, ce qui vient aggraver la pénurie.
« On n’est pas sortis de l’auberge », dit Geneviève Sirois, professeure au département d’éducation de la TÉLUQ, rappelant que 40 % des profs permanents pourraient partir à la retraite d’ici 2030.
Dans les deux systèmes, l’employeur a aussi tendance à culpabiliser les travailleuses, puisqu’on ne peut pas laisser des enfants sans enseignant ni de patients sans soins.
« Des enseignants disent : “Si je m’absente pour aller chez le médecin, ça va retomber sur mes collègues [...] Je préfère entrer travailler alors que je suis malade” », illustre Mme Sirois.
DES FORMATIONS ANNULÉES EN RAISON DU MANQUE DE SUPPLÉANTS
Des enseignants doivent souvent annuler à la dernière minute une formation parce qu’il n’y a pas de suppléant disponible pour s’occuper de leurs élèves.
« Le nombre de fois où on m’a annulé une formation... », soupire Isabelle*, 31 ans.
« Et quand on [arrive] à aller à une formation, on se fait culpabiliser », ajoute-t-elle.
Par exemple, au CSSDM, toutes les formations ont été annulées entre le 7 décembre 2022 et le 30 avril 2023.
« C’est une incohérence », critique Catherine Beauvais-St-Pierre, de l’Alliance des profs de Montréal, puisque les enseignants sont obligés par la loi de suivre 30 heures de formation continue par deux ans.
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