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L'article provient de Le Journal de Montréal
Opinions

La langue est un rapport de force

Photo STEVENS LEBLANC
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Dany Laferrière

2025-10-12T04:00:00Z
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À force de s’occuper de la langue

on risque d’oublier la parole

c’est-à-dire ce qu’on a à dire

et pas seulement comment le dire.

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Je ne rentre pas dans les débats pratiques, disons que j’hésite à lever le capot du moteur, me contentant de regarder aller la voiture en cherchant plutôt à savoir où elle va. Je m’occupe de généralités en fait, laissant le reste aux gens qui savent très bien ce qu’ils font. Ce n’est pas parce qu’on a fait une faute d’orthographe qu’on ne pourra pas bien mener sa vie.

Clarté

Et la vitalité de la langue tient précisément aux discussions dans la cuisine, au bureau ou dans les cafés. Dans une société, il y a toutes sortes de postures face à la langue, certains croient qu’elle est moins importante que le mouvement de l’argent, moins concrète que les problèmes de santé, et même qu’elle ne sied qu’aux diplomates ou aux sophistes.

Tout cela est vrai, sauf que la langue se retrouve partout et que sans elle on arrivera difficilement à se faire comprendre. Si nous ne faisons qu’une ou deux choses dans la vie, nous devons tout de même nous exprimer de façon claire et précise, ne serait-ce que pour acheter un marteau: «C’est combien, ce marteau?» Et si le vendeur lui fait un prix exagéré, il peut toujours penser: «Il est marteau, celui-là.» Il peut employer d’autres mots, avec divers accents, mais ce qu’il veut ici, c’est contester le prix de l’objet convoité.

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États de langue

C’est une histoire que j’ai souvent racontée: à Port-au-Prince, au début des années 1970, j’ai vu un film québécois (peut-être Mon oncle Antoine) et c’était la première fois que je découvrais des erreurs sur les affiches commerciales, ce qui m’avait ravi. Je me disais qu’il y avait un endroit au monde où on ne risquait pas la peine de mort parce qu’on avait fait une faute d’orthographe.

Aujourd’hui, je comprends qu’on était trop sévère en Haïti, et trop laxiste au Québec. Ce qui pose problème, c’est quand les gens choisissent délibérément de faire des fautes pour flatter le citoyen dont ils veulent l’argent ou le vote.

On peut choisir d’élever ou de baisser le niveau de la langue selon nos intérêts propres. Reste que la langue a un lien direct avec les affaires. C’est un rapport de force. Celui qui achète n’a qu’à pointer le produit du doigt, mais c’est à celui qui vend de trouver les mots pour négocier. Plus on a de clients de différentes cultures ou classes même si d’une même langue, plus notre manière de nous exprimer doit être variée, adaptée pour ainsi dire à chaque client. Si on veut vendre à tout le monde, il faut utiliser plusieurs états de langage.

Et cela vaut aussi pour les politiciens qui croient que le peuple s’exprime dans une langue synonyme.

Dany Laferrière

Écrivain

Académie française

Président d’honneur de la Fondation pour la langue française

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