Ingrid Falaise s'est inspirée de l'histoire de sa belle-mère: "Les filles-mères ont vécu l'horreur"
Michèle Lemieux
Alors qu’elle était sur son lit de mort, la belle-mère d’Ingrid Falaise lui a demandé de raconter son histoire, qui est celle de milliers de femmes au Québec: les filles-mères. Puisque c’était une véritable honte à l’époque, Marie-France, surnommée Fanfan, avait été envoyée dans un couvent alors qu’elle n’avait que 14 ans. Pour raconter sa souffrance et celle de trop nombreuses femmes, Ingrid a repris la plume et nous offre un magnifique roman intitulé Fille-mère.
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Ingrid, ton livre serait inspiré de ta belle-mère, semble-t-il. C’est le cas?
Oui, c’est inspiré de ce qui est arrivé à ma belle-mère. Je ne connaissais pas les histoires de celles qu’on appelait les filles-mères au Québec. Ça fait 10 ans cette année que j'ai écrit Le monstre. Pour écrire à nouveau, il fallait que le sujet me touche droit au cœur. Je ne trouvais pas, mais j’étais confiante qu’il allait venir à moi. En 2017, ma belle-mère, qui est la mère de mon chum, nous a convoqués, mon chum, son frère, sa blonde, et moi. Nous étions convaincus qu'à 63 ans, elle allait nous annoncer qu'elle vivait une récidive de cancer. En arrivant chez elle, nous avons découvert une petite fille frêle, émotive. Ce n’était pas la Fanfan que nous connaissions. Elle nous a annoncé que lorsqu’elle avait 14 ans, elle a été une fille-mère.
Quelle révélation, quand même!
C'est une bombe qui est tombée sur notre famille: mon chum a découvert qu'il avait une sœur. C’était en 2017, alors que le droit à la connaissance de ses origines a été inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne. Ainsi, tous les enfants qui avaient été adoptés avaient le droit de connaître leurs origines si la mère biologique l'acceptait. Or, depuis 2024, une nouvelle loi stipule que, peu importe que les parents le veuillent ou non, les enfants adoptés ont le droit de connaître leurs origines et d’avoir accès à leur dossier. Sa fille l'a donc retrouvée.
En quelle année a-t-elle eu sa fille?
En 1968. Sa mère l’avait envoyée dans un couvent pour vivre sa grossesse loin des regards, parce que c'était honteux, à l’époque. Imagine la petite de 14 ans qui a fait trois heures de route pour aller à Québec, où elle allait vivre les huit prochains mois. En écrivant mon livre, j'ai découvert des histoires d'horreur qui se sont passées dans les couvents. Ces jeunes filles, on leur arrachait leur nom, leur identité, et pour réintégrer la société, il fallait qu’elles expient leur faute. Les filles-mères étaient flagellées à coups de mots. On ne leur donnait aucune notion sur l'accouchement ou la grossesse, on les envoyait accoucher à froid et on ne les aidait pas. Il n'y avait personne à leurs côtés, car on voulait que ces filles souffrent. Puis on leur arrachait leur bébé et elles rentraient chez elles. Elles passaient le reste de leur vie à tenter de guérir de cet enfant qu'on leur avait demandé d'oublier. Mais une mère ne peut pas oublier son enfant, ce n'est pas possible.
Est-ce que tu nous racontes intégralement l’histoire de ta belle-maman?
Non. C’est l'histoire de Marie, pour Marie-France, car j’ai eu besoin de me distancer un peu de son histoire pour protéger notre famille, mais je me suis librement inspirée de son histoire pour écrire Fille-mère et raconter la situation de centaines de milliers de femmes et d’enfants.
Pour ton amoureux, cette révélation a-t-elle causé un grand choc?
Oui, ç'a été un choc pour mon chum et pour toute la famille de comprendre l'horreur qu'elle avait vécue. Nous avons rencontré sa sœur aux funérailles de Fanfan, car l’année dernière, à l’âge de 70 ans, le cancer était revenu. Je crois qu’à force de garder le silence, le corps a parlé. Elle a perdu la voix. On lui a fait une trachéotomie. Il y a un an, sur son lit de mort, elle m'a demandé d'écrire son histoire. Elle disait que c'était notre mission à toutes les deux de briser le silence qu'on entretient autour des filles-mères. Elle m'a donné le droit d'écrire librement ce qu’elle avait vécu.

Une petite fille de 14 ans qui est envoyée, enceinte, dans un couvent, c'est terrible...
Mais son histoire n’est pas unique. Au Québec, il y a eu des centaines de milliers d'enfants qui sont nés dans le silence et la honte, et qui ont été mis en adoption par la suite. Plusieurs femmes se sont défenestrées dans les couvents, se sont suicidées. Plusieurs enfants sont morts à la naissance parce qu'on n'a pas pris soin d'eux. C'est tout un pan sombre de l'histoire du Québec que je mets en lumière dans Fille-mère. Sur la plaque de nos véhicules, il est écrit «Je me souviens». Il faut se souvenir de ce qui s'est passé mais surtout, il faut que la honte change de camp. Plusieurs femmes sont décédées dans la honte sans jamais pouvoir parler de ces enfants illégitimes qu’elles avaient eus.
C'est d'autant plus important de pouvoir renouer avec un pan de notre histoire pour connaître la réalité de ces femmes et de ces enfants qui n'ont pas de voix.
On entend les enfants devenus grands en parler, mais très peu les mères. Il y a très peu de littérature à ce sujet. Je lève le voile sur ce qu'elles ont vécu, et ce n'est pas beau. Elles ont eu beaucoup de mal à rentrer chez elles et devoir poursuivre leur vie. Ce qu’elles ont vécu laisse des séquelles. Comment guérir ces traumas qu’on leur demande d’effacer et de ne pas parler?
Que de souffrance inutile pour avoir aimé...
Oui, mais d’autres jeunes filles étaient envoyées dans les couvents pour d’autres raisons. L’une, trisomique, avait 11 ans. Une autre avait vécu de l’inceste. Une autre encore avait été violée. Ce n’est pas que par amour. C’était toujours les filles qui assumaient les conséquences tandis que les pères s’en sortaient impunis. Au Québec, ce n’est qu’en 1969 qu’on a donné le droit à l'avortement sous certaines conditions, et ce n'est devenu un droit fondamental qu'en 1988. La loi est passée parce qu'il y avait trop d'auto-avortements. Les jeunes filles essayaient d'avorter par elles-mêmes parce qu'elles ne trouvaient pas d'endroit où le faire de manière sécuritaire. Avec ce qui se passe aux États-Unis en ce moment, est-ce qu'on retournera là?
Ce sont les silences, les non-dits, le manque d’éducation qui ont mené à de pareilles tragédies.
Oui, mais l’éducation était orchestrée par l'Église. Il y avait plusieurs monstres dans cette histoire-là: les parents, l'Église, la société. On se souciait de ce que les gens allaient penser. Dans mon livre, on sent qu'il n'y a pas de jugement. J'avais envie de raconter, à travers la voix de Fanfan, sa tentative de guérison, qui a été excessivement difficile. Elle a utilisé plusieurs fuites par la suite. Elle est, entre autres, tombée dans un mouvement sectaire. Avoir d’autres enfants par la suite lui a fait revivre le trauma qu’elle avait vécu. Elle s'est sentie coupable toute sa vie. Sa gorge s'est nouée davantage au fil du temps parce qu'elle n'a jamais pu guérir de la perte de cet enfant-là. Elle ne l'a jamais, jamais oublié. Chaque seconde de sa vie, elle se demandait à quoi son enfant ressemblait, qui lui faisait faire ses premiers pas, qui prenait soin de lui. Je pense qu’avec ce livre, les enfants nés de filles-mères vont, en toute humilité, pardonner et mieux comprendre ce que ces femmes ont vécu. Ce n'est pas à elles d'avoir honte, mais à notre société.
Ingrid, as-tu le sentiment d'avoir tenu ta promesse et d'avoir fait œuvre utile en couchant sur papier cette histoire?
Je pense que oui. L'histoire est librement inspirée, mais les faits historiques sont réels. Je pense qu'elle est universelle. Ç'a été exigeant. J'étais enragée, j'étais indignée, j'ai pleuré, j'ai fait des cauchemars. Ça a touché ma fibre maternelle aussi. Et j’ai eu de la peine pour ma belle Fanfan d'amour qui est partie maintenant. J'ai eu de la peine pour ce qu'elle a vécu. Je sais que ça a entaché tout le reste de sa vie. Mais il n'est jamais trop tard pour briser le silence et reprendre son pouvoir. Elle n'était plus là pour le faire et comme elle n'a pas pu le faire de son vivant, c'était ma façon à moi de l'aider à le faire.
Ingrid, tu as récemment participé au Trophée Roses des Sables au Maroc, un endroit où tu voulais ne jamais retourner.
Oui, je m'étais toujours promis de ne jamais retourner dans le désert du Sahara. Je n'avais pas envie de retourner dans un pays qui m'avait fait si mal. Puis, 10 ans après avoir écrit Le monstre, on m’a offert d'être la porte-parole du rallye Roses des Sables, qui se déroule dans le désert du Sahara. On m’invitait à retourner là où je n'ai jamais voulu retourner. Je me sentais prête à le faire, 20 ans plus tard. Je n’y retournais pas seule, mais entourée de 250 femmes qui étaient en reprise de pouvoir. Chaque femme a son histoire et faisait le rallye pour diverses raisons, que ce soit pour avoir combattu le cancer ou se remettre d'une rupture. C’est une aventure de sororité hors du commun. Donc, assumer ce mandat, c’était un bel honneur. Je trouve que ça bouclait la boucle de si belle façon.
Pouvoir le faire témoigne de ta guérison, à ton avis?
Absolument. C’était émouvant, mais c’est la tête haute que j’y suis retournée. J’ai vu le chemin parcouru. Je n'ai plus de blessure. Les autres portent cette histoire, comme si elle ne m’appartenait plus. J’y suis retournée avec le bagage acquis ces dernières années. L’être humain est fait fort. Des obstacles sont mis sur notre route, mais on a le choix d'être victime toute notre vie ou d'en faire quelque chose. Que ce soit à Salut Bonjour, à Rythme FM, à travers les livres et les conférences, je pense que c’est un peu ma mission.
Qu'est-ce qui t'a le plus aidée face aux immenses défis que tu as rencontrés dans ta vie?
Écrire, parler, donner des conférences, transformer le négatif en positif. Je ne vis pas dans le passé. Il n'y a pas de victime, il n'y a pas de bourreau. Les thérapies m'ont également aidée. Briser le silence, c'est excessivement puissant, la vulnérabilité l’est aussi. La famille, la validation du public, les histoires des autres m’ont également aidée à me sentir comprise, vue et entendue. Je veux remettre au suivant aussi. Être vue, crue et entendue permet de guérir. Je suis retournée là où ça m’a fait mal avec de nouvelles expériences. Cela panse les blessures et les traumas. Je trouve ça grand, ce que la vie m'envoie.
Quatrième de couverture
Montréal, 1960. À l’aube de la Révolution tranquille, Marie, 14 ans, découvre qu’un enfant grandit en elle. Elle est envoyée dans un couvent, loin de la honte, où l’on estime qu’elle doit payer pour sa faute. Dépossédée de son identité, on lui arrache son nom, sa dignité, puis son bébé. Elle passera le reste de sa vie à tenter de guérir de lui. Inspirée d’une histoire vécue – de tant d’histoires, en réalité –, Ingrid Falaise met en lumière un pan sombre du passé québécois, ressuscite des voix effacées et tend vers une guérison collective.