Main-d’œuvre: il est minuit moins une pour les régions face à la pénurie
Plus de 64% des PME québécoises subissent les effets néfastes du manque de bras
Olivier Bourque et Francis Halin
Alors que plus de 1,4 million de postes seront à combler d’ici 2028, dont 80 % créés par des départs à la retraite, nos régions atteignent un point de bascule qui risque de faire reculer l’économie du Québec.
• À lire aussi: Pénurie de pharmaciens dans les salles d’urgence et les CHSLD
• À lire aussi: Pénurie de main-d’œuvre: de nouvelles formations accélérées
• À lire aussi: Pénuries de main-d’œuvre: le Québec est la province la plus touchée au Canada
« Chez nous, ça fait encore plus mal que dans les grands centres », résume en entrevue au Journal Daniel Côté, maire de Gaspé et président de l’Union des municipalités du Québec (UMQ).
« On n’a déjà pas de dépanneurs et de restaurants en quantité astronomique, si l’on en perd, ce sont des services en moins à la population et de l’attractivité de moins », ajoute-t-il.
Pour François Vincent, vice-président Québec à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), l’heure est grave. « C’est clair et net que la plus petite entreprise souffre davantage », prévient-il.
« Le Québec a le pire taux au Canada. Parmi les secteurs les plus touchés au pays, il y a la construction (74 %), le transport (68 %) et l’hébergement et la restauration (65 %) », analyse-t-il.
Défi de la décennie
Pour renverser la vapeur, des Couche-Tard ont lancé une offensive pour courtiser les jeunes sans expérience (voir plus bas). Tim Hortons ferme 20 minutes pour les pauses. Des manufacturiers et des comptables lancent un cri du cœur.
Au deuxième trimestre, 194 195 postes étaient toujours vacants. Pour ne rien arranger, la population active (les 15 à 64 ans) sera en diminution d’ici 2030.
« Dans plusieurs régions du Québec, la population vieillit beaucoup plus vite, alors remplacer les départs à la retraite sera en soi le défi de la prochaine décennie », souligne la PDG de l’Institut du Québec, Mia Homsy.
Au Journal, le ministre du Travail, Jean Boulet, dit souhaiter contrer le vieillissement de la population, qui menace la vitalité de certaines régions.
« En tant que nouveau ministre de l’Immigration, Francisation et Intégration (MIFI), je vais porter une attention particulière à la régionalisation de l’immigration. Il faut que les nouveaux arrivants s’installent dans les régions où les besoins en main-d’œuvre sont les plus importants », conclut celui qui a lancé « l’Opération main-d’œuvre », le 30 novembre.
♦ Formation, requalification, intégration des personnes éloignées du marché du travail, augmentation de la productivité des entreprises, immigration... font partie des gestes mis de l’avant par le ministre Boulet.
Impossible de concurrencer un salaire de 120 000 $

Une PME de l’Abitibi, incapable de recruter sa main-d’œuvre parce que les minières autour offrent des salaires trop élevés pour elle, aimerait qu’on lui facilite la vie pour recruter des travailleurs étrangers temporaires (TET).
« On est pris un petit peu avec les minières qui offrent un salaire moyen de 120 000 $ par année avec un secondaire cinq », soupire Stéphane Brown, directeur général associé de Rembourrages Experts Amobi, à Rouyn-Noranda.
« On fournit déjà toute l’Abitibi. C’est certain que l’on pourrait fournir le nord de l’Ontario, mais on doit dire non à beaucoup de contrats », se désole la PME de 16 employés qui a un chiffre d’affaires d’environ 3 millions de dollars.
Toiles de bateau, de VTT, de remorques... la PME a besoin au minium d’un autre rembourreur capable de faire de la couture industrielle sur mesure.
Régions délaissées
Or, il n’arrive pas à trouver la perle rare parce que des multinationales attirent les étudiants et que l’immigration sert davantage les grandes villes, selon lui.
« Je ne suis pas une grande entreprise. Je ne suis pas une multinationale. On est une petite entreprise familiale qui s’est agrandie avec le temps », dit-il.
Stéphane Brown souligne que Québec saisit mal la réalité des régions.
« On a eu la visite du ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, la semaine passée, en Abitibi. On l’a questionné un petit peu sur ces problèmes-là, et on s’est aperçu que le gouvernement tire pour les grands centres », a-t-il conclu.
— Francis Halin
Manque de comptables en région

Une comptable d’expérience de Maniwaki, en Outaouais, met en garde le gouvernement Legault des effets de la pénurie de comptables, qui se font sentir en région.
« J’ai énormément d’appels. J’ai au moins deux appels par semaine de gens qui se cherchent un comptable. Il y a une pénurie, surtout en région », lance Monique L. Fortin, qui a son cabinet comptable de cinq employés depuis 1991.
Des cabinets-comptables ont fermé dans son coin ces derniers temps, déplore-t-elle. « Il va y avoir des gens qui vont se tourner vers la comptabilité peut-être moins bien faite », explique au bout du fil d’un ton posé l’experte des chiffres.
Elle déplore devoir payer 10 000 $ de frais d’avocats pour faire venir des travailleurs de l’étranger. « Faut que les règles soient assouplies », dit-elle.
100 000 $ en moins
En région, les écoles sont souvent plus loin. Résultat, les candidats manquent à l’appel et ne restent pas, déplore Monique L. Fortin, qui voudrait que Québec mette davantage l’accent sur les programmes travail-études.
« On ne peut pas monter nos prix aussi vite que l’on monte les salaires. Veut veut pas, on est pris dans la roue », illustre-t-elle.
Pour son cabinet, ce manque de personnel rime avec des pertes de contrats de 100 000 $ par année, ce qui est loin d’être banal. « Les PME sont oubliées présentement et les régions sont oubliées. C’est très néfaste. S’il n’y a rien qui se passe, il y aura un effet de non-retour », va-t-elle jusqu’à dire.
— Francis Halin
Pas d’expérience ? Pas grave !

Si l’expérience est généralement valorisée par les employeurs, c’est beaucoup moins le cas en ces temps de pénurie de main-d’œuvre. Couche-Tard a même lancé une offensive de recrutement pour courtiser les jeunes au CV peu garni.
Des affiches sont apparues dans les vitrines de la chaîne de dépanneurs. « On recrute même si ton CV est rempli de vide », est-il écrit. On propose aux chercheurs d’emploi d’apporter un curriculum, même s’il est tout blanc, et de présenter leur candidature.
« Il est commun de voir des étudiants obtenir leur premier emploi en magasin durant leurs études pour ensuite les voir grandir et travailler sur des projets stratégiques dans nos équipes ici », a expliqué Julien Gauthier, directeur des ressources humaines pour l’est du Canada chez Couche-Tard.
La campagne a été lancée fin novembre et vise à pourvoir 1000 postes dans les 650 magasins de Couche-Tard. L’entreprise cherche principalement des préposés, assistants-gérants et gérants.
« Jusqu’à maintenant, ces efforts et nos deux journées d’embauches nationales ont eu une belle réponse », souligne M. Gauthier.
Lors des derniers mois, l’entreprise a aussi offert des primes et de la formation aux employés, des mesures qui ont toutefois augmenté ses frais d’exploitation.
Fermeture lors des pauses
Si Couche-Tard a évité jusqu’ici les fermetures de ses magasins, la situation est différente pour Tim Hortons. Dans la région de Portneuf, tout près de Québec, une succursale a même dû fermer ses portes durant les pauses de ses employés.
« Ça m’est arrivé une fois, j’entre au service à l’auto. Une employée vient mettre des cônes derrière moi. Elle m’a dit : on ferme 20 minutes pour notre pause », nous a confié un client par écrit.
En novembre dernier, Le Journal rapportait que plusieurs clients de Tim Hortons se sont butés à des portes closes. L’entreprise n’a pas rappelé Le Journal.
— Olivier Bourque