«Depuis l'agression, j'ai peur pour ma vie»: le combat d’une mère et de sa fille pour se reconstruire

Mathieu Carbasse
Karine a décidé de sortir de l’emprise de son ancien compagnon il y a trois ans, lorsqu’il s’en est pris à sa propre fille, Isabelle. Reconnu coupable de l’agression sexuelle de cette dernière, l’accusé a fait appel de ce verdict. En attendant, il demeure en liberté et les deux femmes assurent vivre dans la peur. À tel point que Karine continue de dormir avec un couteau sous l’oreiller.
Karine et Isabelle ont accepté que 24 heures les suive pendant plus d’un an pour documenter leur parcours judiciaire et raconter leurs tentatives de reconstruction. Elles lèvent aujourd’hui le voile sur leur histoire dans un témoignage rare. Ce texte fait partie d’une série de trois.
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Le 14 décembre 2020, c’est l'électrochoc.
Karine Bleau reçoit un appel de sa fille Isabelle qui lui raconte l’impensable. Elle lui confie avoir été agressée sexuellement la veille au soir par le conjoint de sa mère, Adrian Dancu.
Pour Karine, il n’y a désormais aucune autre issue possible: il faut partir.
Deux semaines plus tard, elle prend ses deux plus jeunes enfants et trouve refuge dans une maison pour femmes victimes de violence familiale à Campbellton, au Nouveau-Brunswick. La mère de famille, qui vit désormais dans la province voisine, y séjournera à deux reprises, sur une période de quatre mois.
«Ce qui est un peu ironique, c'est que la pire des violences a été commise contre Isabelle. Et c’est cette agression qui m'a permis de m'en sortir [de cette relation]», résume aujourd’hui la femme de 49 ans.

Un début de conte de fées
Tout avait pourtant si bien commencé.
Karine Bleau tombe en amour avec son ex-conjoint à l’été 2011. Elle est déjà mère de trois enfants, dont Isabelle, quand elle rencontre cet ancien militaire originaire de Roumanie à la tête d'une entreprise de réparation et d’entretien de chariots élévateurs. Deux autres enfants naîtront de cette union.
«C'était plus beau que dans les films, il me faisait sentir comme la plus belle femme au monde. N'importe quelle femme aurait pu tomber en amour avec cet homme-là», explique la technicienne de laboratoire à l’hôpital de Campbellton.

Mais quelques mois après le début de leur relation, ça se gâte. Les «petites colères» se multiplient, contre elle et contre les enfants, soutient-elle.
La mère de famille, originaire de la Rive-Sud de Montréal, repense aux objets cassés, aux cheveux tirés ou encore à ses mains qu’elle posait sur les oreilles des plus jeunes pour ne pas qu'ils entendent les cris.
La violence de trop
Pour Karine, le point de non-retour a été franchi le jour où Adrian s’en est pris à sa cadette, Isabelle Landry.
Le 13 décembre 2020, la jeune fille de 25 ans se retrouve seule avec Adrian dans la maison conjugale de Mont-Saint-Grégoire. Selon Isabelle, il la pousse à boire de l’alcool, beaucoup d’alcool, avant d'abuser d’elle.
«On dirait que tous les petits drapeaux rouges qui s'allumaient dans ma tête, je les chassais d'un coup de main en me disant "C'est mon beau père, il ne pourra rien se passer". Et pourtant, c'est arrivé», raconte la jeune fille qui a porté plainte au lendemain de l’agression.
Lors des perquisitions de la Sureté du Québec, 22 photos sont retrouvées dans le téléphone de l’accusé. Sur les photos: les parties génitales d’Isabelle ou son agresseur se photographiant en train de tenir son pénis devant le corps de la jeune fille rendu inerte par l’alcool. Du sperme de l’accusé est même retrouvé dans le vagin d’Isabelle.
Pour elle, le traumatisme est immense. Isabelle tente même de s'enlever la vie, le 13 janvier 2022.

«J'ai essayé de poursuivre mes études, mais j'étais simplement incapable. La concentration n'était plus là. J'ai eu un choc post-traumatique, ce n'était plus possible», explique celle qui a dû mettre ses études d’ingénieure en plasturgie entre parenthèses, il y a 3 ans.
«Depuis l'agression, j'ai peur pour ma vie. Pendant longtemps, je n'étais plus capable d'ouvrir les rideaux chez moi, de peur de le voir dans la rue. J'ai peur de voir son auto. J'ai peur de le voir à l'épicerie. J'ai peur de le voir dans des lieux que je fréquente, sur mon lieu de travail.»
«Le temps qu'il va être en prison, je n'aurai plus peur. Mais là, je suis terrifiée.»
Verdict à double tranchant
Le 29 février dernier, le beau-père d’Isabelle a été reconnu coupable d’agression sexuelle. Pour la jeune fille, le soulagement est immense. Justice a été rendue.
«Aujourd'hui, je suis fière de pouvoir me relever, de me tenir debout et de dire que je suis allée jusqu'au bout. J'ai été écoutée. J'ai été crue. J'ai pu raconter mon histoire, puis ça a payé. On a mis un violeur en prison aujourd'hui», confie-t-elle à 24 heures quelques minutes après le verdict.
Sa joie sera cependant de courte durée. Son agresseur, qui continue de nier les faits qui lui sont reprochés, a décidé de faire appel du verdict et sa demande est aujourd'hui entre les mains des juges de la Cour d’appel. Contactée par 24 heures, l'avocate de M. Dancu a décliné la demande d’entrevue de 24 heures et a refusé de commenter le dossier à ce stade-ci des procédures.

Autre déception de taille, pour Karine cette fois: son ex-conjoint n’a pas été reconnu coupable des agressions sexuelles dont elle l’accusait et que ce dernier réfute. Pourtant, elle affirme avoir subi entre cinq et 10 relations sexuelles non consenties.
«Ce que je recherchais le plus, c'est que ce que j'ai vécu, ce soit reconnu. J'ai besoin de cette reconnaissance-là. Mais le juge a dit que le doute doit bénéficier à l'accusé», explique-t-elle.
Désormais, Karine assure vouloir utiliser tous les recours disponibles. Elle a même décidé de créer une association de victimes pour faire entendre sa voix.
Un collectionneur d’armes à feu
En attendant la décision de la Cour d’appel pour l’agression d’Isabelle, et comme depuis le jour où elle a quitté le domicile conjugal, Karine affirme vivre dans la peur permanente. À 24 heures, elle confie même s’endormir, encore aujourd’hui, avec un couteau sous son oreiller.
Ancien parachutiste, Adrian Dancu possédait plusieurs armes qu’il gardait dans une pièce au sous-sol où il lui était interdit d'entrer.
Karine apprendra lors du procès de son ex-conjoint que les policiers de la Sureté du Québec ont découvert chez eux pas moins de 30 armes, lors d'une perquisition.
La difficile protection des enfants
La priorité de Karine aujourd’hui est de protéger ses enfants, ce qu’elle décrit comme un véritable parcours du combattant.
Selon elle, toutes les procédures visant à protéger ses enfants et à demander que justice soit faite lui ont coûté au total plus de 150 000$ en frais d’avocat. Et ce n’est pas terminé.
«À chaque fois que je vais en cour, ça coûte des milliers de dollars. Même si j'ai un bon salaire, je suis rendu à un stade où j'ai emprunté tout ce que je pouvais emprunter», témoigne-t-elle.
«C’est une autre forme de violence que je vis avec le système. Puis les mères qui n’en ont pas d'argent, elles font quoi?»
Peu de ressources au Québec
Autre enjeu mis en lumière par l’histoire de Karine et Isabelle: le manque de ressources disponibles pour les personnes victimes de violence à caractère sexuel au Québec.
Isabelle a dû attendre deux mois après le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père pour bénéficier des services d’une intervenante spécialisée, puis trois autres mois pour rencontrer un psychologue. Des délais interminables également pour des spécialistes pas toujours formés aux questions de violences sexuelles.
«Quand j'ai fait ma tentative de suicide, raconte Isabelle, je suis allée à l'hôpital en psychiatrie. Une des infirmières me posait des questions du genre: "Mais tu lui as pas dit que ça te tentait pas?".»
Une situation qui contraste avec l’accompagnement dont a bénéficié sa mère Karine, au Nouveau-Brunswick.
«Moi, comparativement au Québec, j'ai eu des ressources le lendemain de l'agression de ma fille, avance Karine. J’ai été prise en charge par une équipe médicale, avec de l’aide psychologique et des médecins pour me suivre.»
SI VOUS AVEZ BESOIN D’AIDE
Info-aide violence sexuelle
1 888 933-9007
CALACS | Centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel
SOS violence conjugale
https://www.sosviolenceconjugale.ca/
1 800 363-9010 (24 h/24, 7 j/7)
Ligne québécoise de prévention du suicide
1 866 APPELLE (277-3553)