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L'article provient de Le Journal de Montréal
Politique

Des achats coûteux pour mettre l’armée à niveau

Les Forces canadiennes ont besoin de radars, d’avions, de sous-marins, de bateaux, d’armes et de personnel

Des soldats canadiens à l’entraînement avec des soldats ukrainiens avant la guerre.
Des soldats canadiens à l’entraînement avec des soldats ukrainiens avant la guerre. Photo courtoisie, Forces armées canadiennes
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Photo portrait de Anne Caroline Desplanques

Anne Caroline Desplanques

2022-04-02T04:00:00Z
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OTTAWA | Après des années de sous-financement, le Canada devra assumer une très longue et coûteuse liste d’épicerie pour mettre sa défense à niveau, à l’heure où la guerre en Ukraine pousse nos alliés à doper leur armée et à en attendre plus du pays.

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Des avions aux sous-marins en passant par les radars, la facture pourrait friser les 140 milliards $ en matériel seulement, d’après les calculs du Journal. À cela il faudrait ajouter des ressources humaines et des moyens pour garder le peu de soldats dont on dispose.

« Nous ne pouvons plus retarder ça plus longtemps, a déclaré le député libéral John McKay, qui préside le comité permanent de la Défense. Depuis le 24 février, le monde a changé et les priorités du Canada et du gouvernement devront changer avec lui. »

Si l’enjeu est sur toutes les lèvres aujourd’hui, il n’est pas nouveau. Le Canada ne respecte pas ses engagements financiers auprès de l’OTAN depuis des lustres.

En 2020-2021, nous avons consacré 1,4 % de notre PIB à la Défense, soit 23 milliards $. Or, l’OTAN exige depuis 2014 que ses membres allouent 2 % de leur PIB à la Défense, ce qui aurait représenté pour le Canada 32 milliards $, l’an dernier.

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Quelle que soit la somme investie, il faut donner les moyens à nos forces armées de dissuader les agresseurs et de se battre si la dissuasion échoue, a insisté Robert Huebert, professeur à l’Université de Calgary, en comité parlementaire.

Des millions pas dépensés

Pour y parvenir, la ministre de la Défense, Anita Anand, a soumis au ministère des Finances des « options agressives » de dépenses militaires, en vue du budget fédéral qui sera présenté jeudi.

Le problème, c’est que « la façon dont on gère les investissements en Défense, c’est catastrophique, dit le conservateur Pierre Paul-Hus. Moi, je veux qu’on mette plus d’argent, mais si on ne fait pas mieux, ça n’avancera à rien. »

Il faudrait d’abord que la Défense dépense ce qui lui est alloué chaque année. L’an dernier, elle a laissé sur la table plus de 1,2 milliard $, principalement en raison de retards dans l’achat de nouveaux équipements. De cette somme, 855 millions $ devaient être dépensés pour des navires, des véhicules blindés et des avions.

Gaspillage de ressources

Les retards dans notre approvisionnement militaire sont légion. En 2012, le vérificateur général soulignait que ce problème « réduit la capacité de la Défense nationale à s’acquitter de ses missions ».

Quatre ans plus tard, en 2016, le vérificateur faisait le même constat : « de mauvaises décisions de planification se traduisent par un gaspillage de ressources ». En 2020 encore, la chaîne d’approvisionnement de la Défense livrait le matériel aux Forces « en retard dans 50 % des cas ».

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Avant de plaider pour plus d’argent, la Défense devrait donc revoir son processus d’attribution de contrats et de gestion des stocks, et faire un examen en profondeur de ses besoins et de ses capacités, a indiqué James Fergusson, du Centre for Defence and Security Studies de l’Université du Manitoba, en comité parlementaire.  

CHASSEURS F-35
19 G$

Photo d'archives
Photo d'archives

Le processus de remplacement des vénérables CF-18 des Forces canadiennes s’est étiré sur plus d’une décennie. Cette semaine, le gouvernement Trudeau a annoncé qu’il fixait son choix sur le F-35, un avion de chasse américain à la fine pointe de la technologie et dans lequel le Canada a été impliqué lors du développement. Une commande de 88 appareils est prévue et la facture pourrait atteindre jusqu’à 19 milliards $. Les premiers exemplaires seraient livrés rapidement, soit dès 2025. L’ensemble des appareils devrait avoir été reçu en 2032.

– Jules Richer, Agence QMI

BRISE-GLACE POLAIRES
11,5 G$

Le Louis S. St-Laurent, un des brise-glaces du Canada.
Le Louis S. St-Laurent, un des brise-glaces du Canada. Photo courtoisie, Forces armées canadiennes

 

On l’oublie parfois, mais le Canada partage un espace avec la Russie, celui de l’Arctique.

Et pour défendre notre front arctique, il faut y patrouiller. Annoncés en 2008, deux nouveaux brise-glace canadiens destinés à sillonner l’Arctique en hiver ne seront cependant pas mis en service avant le début de la prochaine décennie.

Marqué par des cafouillages et des retards, le programme coûtera 7,25 milliards $, d’après les estimations du directeur parlementaire du budget.

Les navires auront une durée de vie de 45 ans et l’un d’entre eux sera construit par les chantiers Davie à Lévis.

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Huit plus petits navires de patrouille extracôtière pour l’Arctique, de la classe Harry DeWolf, ont aussi été commandés au coût de 4,3 milliards $. Deux ont été livrés jusqu’à maintenant. 

« Brise-gadoue »

Il y a toutefois un hic : leurs capacités de patrouille sont limitées en hiver. Jack Layton, lorsqu’il était chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), les appelait d’ailleurs des « brise-gadoue », plutôt que des brise-glace. De plus, ils sont peu armés et sont relativement lents (35 km/h).

Les Russes, eux, disposent de six brise-glace nucléaires en mesure de se frayer un passage à travers des glaces de 2,5 m d’épaisseur (9 pi) à une vitesse de 10 nœuds (18,5 km/h).

En eaux libres, ces mastodontes se déplacent à 21 nœuds (39 km/h). Certains d’entre eux peuvent rester jusqu’à 7 mois et demi en mer sans ravitaillement.

– Jules Richer, Agence QMI 

RADARS
4,4 G$

Le centre de commandement souterrain du NORAD, au mont Cheyenne, dans le Colorado
Le centre de commandement souterrain du NORAD, au mont Cheyenne, dans le Colorado Photo d'archives

 

Les radars qui protègent les cieux canadiens et américains contre les menaces russe et chinoise ont besoin d’une mise à niveau qui est de plus en plus urgente.

Au début du mois de mars, le gouvernement Trudeau a annoncé qu’il s’est finalement décidé à agir en promettant un investissement « robuste » lors du prochain budget fédéral dans le remplacement des radars vieillissants du NORAD (le North American Aerospace Defense Command).

On ignore encore quelles sommes Ottawa annoncera la semaine prochaine, mais on sait que, selon des chiffres cités par The Globe and Mail, la facture finale du projet atteindra 11 milliards $. Les conventions habituelles veulent que la facture soit assumée à 60 % par les États-Unis et à 40 % par le Canada. Les Forces canadiennes paieraient donc environ 4,4 G$.

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Les nouveaux radars devraient être en mesure de détecter une nouvelle génération d’armes mises au point par les Russes et les Chinois, les missiles hypersoniques.

– Jules Richer, Agence QMI 

FRÉGATES
77 G$ 

Les 15 navires comme celui-ci constitueront le fer de lance de la marine canadienne pendant une bonne partie du XXIe siècle.
Les 15 navires comme celui-ci constitueront le fer de lance de la marine canadienne pendant une bonne partie du XXIe siècle. Photo courtoisie, BAE Systems

En principe, la marine canadienne devrait commencer à recevoir les premiers exemplaires de ses nouvelles frégates ultramodernes au début de la prochaine décennie.

Retardé maintes fois, l’achat de ces 15 « navires de combat de surface canadiens », selon leur appellation officielle, sera la plus importante dépense militaire du Canada depuis la Deuxième Guerre mondiale, avec une facture qui pourrait atteindre 77 milliards $, d’après l’évaluation du directeur parlementaire du budget.

Ils sont basés sur un modèle de conception britannique, le type 26, qui n’a pas encore connu son baptême des flots. L’Australie doit aussi en fabriquer neuf exemplaires, mais constatait récemment des problèmes à l’égard de leur conception, notamment en matière de sécurité de l’équipage et d’un rayon d’action moins élevé que prévu.

Les chantiers navals Irving du Nouveau-Brunswick seront les maîtres d’œuvre du projet. D’autres chantiers canadiens pourraient être mis à contribution, dont la Davie à Lévis, mais les décisions finales n’ont pas encore été prises.

La construction des navires s’étirera sur 30 ans.

– Jules Richer, Agence QMI 

SOUS-MARINS
6,25 G$ par sous-marin nucléaire

Le sous-marin de la Marine royale canadienne NCSM Victoria, le seul de la flotte à avoir été capable de lancer une torpille.
Le sous-marin de la Marine royale canadienne NCSM Victoria, le seul de la flotte à avoir été capable de lancer une torpille. Photo courtoisie, Marine royale canadienne

La Marine royale canadienne a lancé l’été dernier sa campagne en vue de remplacer sa flotte de quatre sous-marins auxquels il reste moins d’une dizaine d’années de service.

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Ces engins d’occasion ont été acquis en 1998 pour 750 millions $ de la Grande-Bretagne. Depuis, ils ont passé plus de temps à quai pour des réparations et de l’entretien qu’en mer. 

Aucun ne fait le poids contre les sous-marins nucléaires russes qui patrouillent dans l’Arctique et qui sont capables de percer la banquise et de projeter des missiles à 2400 km. Malgré cela, le gouvernement libéral s’est engagé à prolonger la vie utile de nos rafiots jusqu’en 2030. Après, le Canada sera à découvert sous les mers puisqu’il faut en général 15 ans pour se procurer un sous-marin. « Nous avons besoin de sous-marins nucléaires pour être capables de rester sous les glaces suffisamment de temps afin d’être en mesure de contrer les menaces et de protéger notre souveraineté », a dit le major général retraité Walter Semianiw, en comité parlementaire, à la mi-mars.

En 1987, la Défense prévoyait acheter dix sous-marins nucléaires, mais le projet a échoué.

En comparaison, l’Australie va acquérir 12 de ces engins au coût unitaire de 6,25 milliards $, dans le cadre du nouveau pacte de sécurité AUKUS qui la lie aux États-Unis et au Royaume-Uni. 

Le Canada, lui, n’a pas été invité à participer à AUKUS. Remplacer uniquement nos quatre sous-marins équivaudrait à 25 G$ selon ce que l’Australie a payé. 

MISSILES ANTITANK
Quelques centaines de millions $

En Ukraine, les missiles Javelin, comme celui tenu par ce soldat américain lors d’une démonstration, ont fait des ravages sur les tanks et blindés russes.
En Ukraine, les missiles Javelin, comme celui tenu par ce soldat américain lors d’une démonstration, ont fait des ravages sur les tanks et blindés russes. Photo Reuters

Le conflit ukrainien a fait la démonstration sans équivoque de l’efficacité des missiles antitanks autoguidés pour annihiler les véhicules blindés.

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À ce chapitre, le Canada a du retard à rattraper. Les Forces armées canadiennes utilisent actuellement des systèmes antichars suédois, les Carl Gustav, qui sont basés sur le dessin des bazookas utilisés pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Selon Jean-Christophe Boucher, professeur à l’Université de Calgary et expert dans les questions de défense, ces missiles autoguidés, comme les Javelin américains, ont changé la donne sur les champs de bataille. Rien ne leur résiste, pas même les tanks les plus modernes. De plus, ils sont légers et portables, et rapides à déployer.

« L’Ukraine a fait la preuve une fois de plus de l’efficacité de ces missiles », souligne-t-il.

À son avis, le Canada ne devrait pas hésiter à en acquérir s’il veut améliorer ses capacités de combat à l’égard de la menace russe.

En fonction du nombre de missiles à obtenir, la facture pourrait atteindre quelques centaines de millions $, une dépense relativement modeste si on la compare à celle des sous-marins ou des frégates.

– Jules Richer, Agence QMI 

Besoin de soldats en renfort     

Le manque de bras est une « crise existentielle » qui menace la sécurité nationale, dit le chef d’état-major.

La ministre de la Défense, Anita Anand, parle avec des militaires lors d’une visite à la base Adazi en Lettonie, le 8 mars.
La ministre de la Défense, Anita Anand, parle avec des militaires lors d’une visite à la base Adazi en Lettonie, le 8 mars. Photo AFP

En plus de manquer de matériel, l’armée manque de bras. Plus de 10 000 militaires supplémentaires seraient nécessaires pour assurer notre défense, d’après les chiffres obtenus par Le Journal.

Le chef d’état-major Wayne Eyre a déclaré en octobre qu’il s’agit d’une « crise existentielle » qui menace la sécurité nationale.

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Et la menace n’est pas nouvelle. En 2016 déjà, le vérificateur général du Canada prévenait que le nombre de militaires était insuffisant. Depuis, l’armée a perdu plus d’hommes et de femmes en uniforme qu’elle n’en a recruté, d’après les chiffres fournis par les Forces armées canadiennes (FAC).

Or, sans soldats, le Canada aura beau acheter de nouveaux avions, sous-marins et frégates, il n’aura pas le personnel pour les opérer, souligne un ex-commandant de sous-marin qui a confié ses inquiétudes au Journal sous le couvert de l’anonymat.

« Le moral des forces est bas, dit-il. La marine à elle seule est à court d’un millier de personnes. Elle ne pourrait pas opérer un navire de plus », dit-il.

L’OTAN en demande plus

Alors que la guerre gronde en Europe, « avec le manque de personnel dans les Forces canadiennes, on n’est pas en mesure de répondre aux besoins opérationnels demandés par l’OTAN », s’inquiète le député conservateur Pierre Paul-Hus.

C’est d’ailleurs un des facteurs qui expliquent pourquoi le Canada n’a pas envoyé de bataillon à l’exercice Cold Response en Norvège le mois dernier, le plus important entraînement de l’OTAN en zone arctique, a indiqué au Journal un responsable militaire sous le couvert de l’anonymat.

Le Journal avait révélé que les FAC avaient envoyé 10 militaires à cet exercice qui a réuni 30 000 soldats alliés.

Le gouvernement Trudeau prétend pourtant que les Forces ont les outils nécessaires pour pleinement assurer leur rôle au sein de l'alliance.

Inconduites sexuelles

Le manque de personnel n’a rien de surprenant compte tenu des scandales d’inconduites sexuelles touchant les plus hauts échelons de la hiérarchie, a indiqué au comité permanent de la Défense, Stephen Saideman, de la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton.

Le recrutement et la rétention sont la priorité de la ministre de la Défense, Anita Anand. Pour y parvenir, elle veut insuffler un changement de culture dans les rangs et assurer le bien-être des soldats.

En comité parlementaire à la mi-mars, elle a demandé des millions de dollars de plus pour s’attaquer aux inconduites sexuelles, bonifier les assurances maladie, les assurances vie et invalidité, ou encore les compensations pour les opérations spéciales, entre autres.

TROP DE DÉPARTS 

Au 28 février 2022, les FAC comptaient 64 802 membres de la Force régulière et 23 126 réservistes rémunérés. D’ici 2026, l’armée veut augmenter ses effectifs à 71 500 membres de la Force régulière et 30 000 réservistes.

Au cours des 12 derniers mois, les FAC avaient le budget pour embaucher 4946 soldats de plus dans la force régulière et 6124 réservistes, mais elles n’y sont pas parvenues :


ENRÔLEMENTS DÉPARTS
2017-18 5032 5117
2018-19 5139 5619
2019-20 5172 5545
2020-21 2023 4393
2021-22 4421 5271

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