Pourquoi confronter sa peur d'être «cringe»?
Juliette de Lamberterie
L’internet nous a rendus plus réticents à nous révéler aux autres. Est-ce que ça nous aide?
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— Your daily Girls screenshot (@hbogirlsbot) September 29, 2025
J’ai 26 ans, j’ai grandi avec l’internet, et j’ai souvent peur d’être cringe. Ce terme tiré du web est sur-utilisé dans mes cercles. Dans Cringeworthy: A Theory of Awkwardness, de Melissa Dahl, on définit le cringe comme suit: «La réaction viscérale produite par un moment de reconnaissance de soi non plaisante, où l’on se voit tout d’un coup à travers les yeux de l’autre.» Par exemple, lorsque j’ai récemment joint un cours de boxe pour la première fois: je me voyais littéralement de l’extérieur (du miroir qui était devant moi), en train de tenter des mouvements de combat sans connaître quelconque technique. Cringe!
Je ressens aussi souvent ce sentiment quand je m’apprête à publier en ligne: la photo ou le texte que je partage ne serait-il pas en fait extrêmement gênant?
Certaines personnes sont plus portées à être hyper conscientes d’elles-mêmes. Mon bon ami Niels, 27 ans, est aussi comme ça. Il est même un cas un peu extrême, puisqu'un rien le gêne. Quand il se sent cringe, ce qu’il éprouve est physique: «J’ai l’impression de tomber, comme si une trappe s’ouvrait sous mes pieds». Puis, son corps se crispe, comme pour le ramener à la réalité. On lui a récemment confié une charge de cours à l’université, et ça le confronte de parler devant des élèves: «L’autre jour, j'ai dû me fâcher auprès de mes étudiants: le truc le plus cringe que j'ai jamais fait de ma vie.» Il se sent aussi timide quant à sa présence en ligne: «Sur LinkedIn, récemment, on a publié l'annonce d'un évènement où j’allais prendre la parole: mon cauchemar. Cette publicité, le fait de voir mon nom écrit au complet, ça me stresse», dit-il.
La peur du flop
Rien de plus normal que d’avoir la confiance en soi fragile quand on est jeune, vous me direz. Mais nos vies en ligne, qu’on ne peut plus dissocier de la vie matérielle, changent la donne. Le rappeur Tyler, The Creator s’est exprimé à ce sujet à la sortie de son dernier album Don’t Tap The Glass, «créé pour que le corps bouge». Sur Instagram, il écrivait (dans une publication maintenant supprimée): «J’ai demandé à quelques amis pourquoi ils ne dansaient plus en public, et certains m’ont répondu qu’ils avaient peur d’être filmés. Je me suis dit: “Mince, une forme d’expression naturelle et de connexion avec la musique qui disparaît...” Ça m’a fait me demander si une partie de notre nature humaine n’était pas en train de mourir à cause de la peur de devenir un mème.»
@luvkyla__ Disappointing crowd😪#theweeknd #kaytranada #xo #theweekndtour ♬ original sound - Luvkyla
En effet, l’internet n’est pas toujours un espace bienveillant envers certaines formes d’expression. Toutes les semaines, un nouveau phénomène viral suscite la moquerie généralisée: une personne qui danse trop intensément, une mauvaise chanson, une prise de parole peu lucide, une crise de nerfs dans l’avion, un selfie trop retouché... Lorsqu’on est constamment exposé à cet environnement ultracritique, logique que ça contamine nos façons d’agir. On ne veut pas être la cible de ce jugement de groupe. Alors, on essaye d’être parfait et de se fondre dans le paysage, quitte à prendre un air désabusé et ne pas prendre trop de risques.
Une de ces vidéos qui nous font penser à deux fois avant de s'exprimer artistiquement sur un contexte grave.
L’auteur et poète Ocean Vuong, professeur d’écriture à NYU, a lancé un cri du cœur similaire. Au cours de ses 11 ans de carrière, il a remarqué une évolution chez ses élèves, due selon lui à la culture de surveillance des médias sociaux. Ceux-ci lui disent: «J’aimerais être poète ou auteur, mais c’est un peu cringe.» À son avis, ils performent le cynisme, ne voulant pas avouer qu’en réalité, ils travaillent fort. «Maintenant, nous devenons gênés quand il y a de la sincérité dans la pièce», constate-t-il.
@abcnewsaus Author Ocean Vuong says he finds it "unsettling" to see how "cringe culture" is holding young people back. He talks to 7.30’s Sarah Ferguson. #ABC730 #OceanVuong ♬ original sound - ABC News Australia
D’johé, 27 ans, autre amie fantastique, est musicienne. Ce n’est pas son métier et elle développe depuis peu sa musique originale. L'idée de commencer à la partager la rend anxieuse. «En fait, je pense que ce qui me cringe le plus, c'est que ce soit quelque chose qui émerge de moi. C'est à mon initiative que je fais écouter quelque chose aux autres», elle dit. En mettant sa création dans l’univers, la peur de flopper est réelle, devant toutes ces vieilles connaissances d'il y a dix ans encore abonnées à elle sur les réseaux sociaux.
«Le truc, avec Instagram, c’est que tu as toujours besoin d'avoir l'air de ne pas te prendre au sérieux, et en même temps, de montrer que ta vie est cool, que tu fais des trucs bien. Finalement, dit-elle, ça crée une culture de ne pas faire grand-chose.»
Des risques à calculer
Emmanuelle Parent est cofondatrice et directrice générale du CIEL (Centre pour l’Intelligence Émotionnelle en Ligne), un organisme qui éduque les jeunes de 10 ans et plus sur le bien-être numérique. Elle hoche de la tête quand je lui parle du commentaire de Tyler, The Creator. «Je comprends son point, parce qu’en effet, quand on montre des émotions, on se rend vulnérable. Et on se met face au jugement des autres.»
À propos de ce qu’on publie en ligne, Emmanuelle Parent avance qu’on tombe vite en mode gestion de l’impression qu’on donne. Ça met de la pression, surtout lorsqu’on s’est fait marteler la pérennité de ce qu’on publie sur le web en grandissant. «Je sens que parfois, le cringe et le fait de ne pas vouloir se dévoiler, c'est un peu le contre-coup de la sensibilisation qu’on a faite auprès des jeunes sur leur image en ligne, dit-elle. Je ne dis pas que c'était mauvais de le faire, mais là, clairement, il y a beaucoup, beaucoup de retenue.»

Celle dont on s'inspirait toutes sur Instagram pendant mon adolescence, circa 2013. @kyliejenner sur Instagram.
L'experte en bien-être numérique rappelle d’ailleurs que contrairement aux idées reçues, les adolescents d’aujourd’hui publient très peu sur les réseaux sociaux; s’ils le font, ils ont davantage recours aux publications éphémères comme les stories Instagram ou Snapchat. En plus, sur internet, il y a cette idée qu’il faut être authentique, soit non fake: publier pose donc des grandes questions sur l’image qu’on veut dégager, à des âges où on cherche encore qui on est.
On ajoute à cela le climat de cyberharcèlement des réseaux sociaux, et c’est la tempête parfaite. Particulièrement lorsqu’on sort du lot – si on appartient à un groupe marginalisé ou à une communauté moins populaire socialement, en publiant, on s’expose à des risques d’intimidation. Pire, on peut même en recevoir sans rien demander, si quelqu’un nous filme ou nous publie sans notre accord. Les plateformes sociales modèrent d'ailleurs volontairement de moins en moins leur contenu et la haine en ligne fourmille.

Les compilations cringe regorgent sur les plateformes vidéo et prennent souvent pour cible les personnes déjà marginalisées.
Emmanuelle Parent tient à souligner que publier a aussi des conséquences positives. Elle parle d’un jeune garçon qu'elle a rencontré qui s'était décidé à partager ses dessins de manga en ligne. Malgré les moqueries de ses pairs dont il souffrait beaucoup, «il connectait aussi à plein de gens qui faisaient aussi des dessins de manga, qui le félicitaient, qui l'inspiraient, qui lui envoyaient aussi leurs dessins», dit-elle. Elle rappelle qu’on a du pouvoir sur qui peut voir notre contenu; avoir un compte privé, ou jouer avec des fonctionnalités telles qu’«amis proches» sur Instagram, nous permet de contrôler notre visibilité.
En somme, il faut être conscient du fonctionnement des plateformes qu’on utilise. Mais en restant caché et en ayant peur du jugement: «On se protège, oui, mais on se protège aussi d'un potentiel contact humain, dit Emmanuelle. Et c’est dommage.»
Se dévoiler pour s'épanouir
Récapitulons: se sentir cringe, c’est avoir honte de soi. Trouver une personne ou une situation cringe, c’est ressentir de l’embarras pour elle; on peut le faire avec empathie, mais généralement, cela implique plutôt du mépris. Cette émotion est entièrement subjective: tout le monde ne trouve pas les mêmes choses cringe ou gênantes. Nos valeurs et notre identité façonnent notre jugement.
Julia Guy-Béland est autrice et administratrice de la page de mèmes @Queermediumsaigant, un compte Instagram qui commente avec humour l’actualité et la culture. Elle rappelle un élément central de ce qui rend quelqu’un cringe et qui consolera ceux et celles qui doutent trop d’eux-mêmes: le manque de conscience de soi et de lucidité sur soi-même. Quelqu’un qui publie humblement son poème, ce n’est pas cringe: quelqu’un qui prétend être le meilleur poète du monde et qui en partage un mauvais, c’est autre chose.
Le mépris peut créer un puissant effet de groupe: sur internet, depuis des années, les compilations de vidéos cringe invitant à se moquer d’individus sont hyper populaires, totalisant des millions de vues. Pourquoi? Probablement parce qu’il y a dans notre nature une certaine tendance à se délecter de l’humiliation des autres, la fameuse schadenfreude.
Les minorités sexuelles et de genre, les femmes, les personnes neurodivergentes et d’autres groupes marginalisés sont toutefois souvent les sujets de ces vidéos, qui impliquent que des identités entières, comme la transidentité, sont cringe. Ce type de contenu sert notamment à propager la haine. «Ils ciblent des gens issus des minorités qui ont l’air cringe pour rabaisser toutes les minorités. C’est vraiment pensé, c’est vraiment calculé», dit Julia, mentionnant le compte X @LibsofTiktok comme exemple. La youtubeuse Contrapoints, qui a produit une vidéo exhaustive sur le cringe, nomme ce processus la «mascotisation».
Toutefois, de l’autre côté de la médaille, «le cringe est aussi un puissant élément de rassemblement», mentionne Julia. Contrairement aux cercles de l’internet mentionnés ci-dessus, @Queermediumsaignant est un compte progressiste qui ne se prend pas trop au sérieux. Parfois, certaines scènes cringe s’imposent dans la politique, déjà presque des mèmes en elles-même. Comme lorsqu’un ministre a interprété Toune d’automne, des Cowboys fringants, en plein point de presse, “un moment historique” de cette catégorie selon Julia. Elle explique que c’est la déconnexion et le manque de recul — «Ce ministre n'a pas les valeurs que les Cowboys fringants défendaient, mettons» — qui rendent la scène cringe pour un certain public, hilare et incrédule.

Un des mèmes de @Queermediumsaignant faits à partir d'une scène récente dans la politique.
Julia Guy-Béland reconnaît les côtés pervers des médias sociaux et l’économie de l’outrage qui les régit, et réfléchit avant de publier; elle espère surtout amener un peu d’humour et de catharsis à ceux qui en ont besoin. Pendant notre conversation, elle réfléchit d’ailleurs à son propre rapport au cringe. Plus jeune, elle avait davantage peur du jugement. «Ça m'angoissait vraiment d'être associée à des projets pour toujours», évoquant aussi le stress qui vient avec la pérennité du web. Même si son groupe de musique de l'époque était «complètement cringe», dit-elle en riant, elle dit se sentir mal pour la génération plus jeune qui ne peut pas autant se lâcher.
La chanson, qui implique nécessairement une forme de sincérité, a ouvert la porte à de nombreux moments cringe iconiques. Comme cette scène culte de Girls qui m'a probablement appris l'existence de cet affect, où Marnie Michaels, reine du manque de self-awareness, est à l'oeuvre.
La trentenaire a appris à se détacher au fil du temps, et a réalisé que son souci de la perfection pouvait être un obstacle. «Avant, ça me prenait beaucoup plus de temps avant de partager des textes.» Sa page Instagram, où elle écrit souvent, lui a servi dans cette démarche. «Accepter d’être un peu plus brouillonne et moins calculée, quitte à être cringe parfois, ça m’a aidée à me faire mieux voir, à me faire mieux entendre», dit celle qui est maintenant régulièrement invitée à la radio pour commenter la culture ou la politique.
C’est la conclusion évidente que je tire des conversations menées pour ce texte: plus on se mouille malgré les conséquences possibles, plus on peut entrer en relation avec les autres. L’embarras est souvent inévitable afin de faire grandir son monde. De toute façon, à l’ère de l'expansion de l’IA générative dans tous les domaines artistiques, on devrait d’autant plus revendiquer le rôle de notre fragilité humaine et des malaises qu'elle produit dans la création.
@harry.daniels cookie #zohranmamdani #nyc #zohran @Zohran Mamdani ♬ original sound - harry daniels
Celui qui prouve continuellement qu'on ne peut pas mourir de cringe, @harry.daniels sur Tiktok.
Mon amie D’johé, la musicienne, va tenir son premier concert en décembre. Elle a pris des photos professionnelles, publicisé l'évènement et préparé la mise en scène du spectacle avec des amis. Elle apprivoise son stress et sait bien que sur scène, un artiste qui a honte ne sert pas son public. «Quelqu'un qui le fait bien, c'est quelqu'un qui se fait passer son égo en dernier, réfléchit-elle. Il se rend hyper vulnérable sur scène, quasiment nu émotionnellement, et dit aux autres: regardez-moi et pensez ce que vous voulez. »
Pour ma part, je m’améliore à la boxe plus vite que je le pensais. Je commence à m’intégrer au groupe et à me sentir plus en contrôle. Je me force aussi gentiment à partager davantage de moi et de mon travail en ligne. D'ailleurs, si je me penche sur ce sujet, je ne suis pas la seule: de plus en plus expriment aussi leur ras-le-bol face à cette culture de la retenue où tout le monde se police soi-même et les uns les autres. Le vent tourne, du moins pour certains d'entre nous. Alors, en 2026, essayons pour de vrai et soyons cringe!