Vols de véhicules: des milliers de numéros de série frauduleux utilisés pour l’exportation
Notre Bureau d’enquête a retracé des autos qui sont toujours au pays après avoir été déclarées exportées à répétition

Nora T. Lamontagne
Des milliers de voitures volées ont été exportées depuis le début de l'année avec des numéros de série frauduleux sous le nez de l’Agence des services frontaliers, dont plusieurs provenant de véhicules n’ayant même jamais quitté le pays.
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Notre Bureau d’enquête est parvenu à cette conclusion en examinant les 74 000 déclarations d’exportations de véhicules à partir du port de Montréal entre janvier et la mi-septembre 2023.
De ce nombre, 4125 sont reliés à des numéros de série (NIV) qui ont été déclarés exportés à plus d’une reprise, soit 5,5% de tous les véhicules à avoir quitté le port.
Un Volkswagen Touareg a même été «exporté» cinq fois plutôt qu’une vers le Togo au printemps.
Les experts consultés estiment qu’il s’agit d’une technique des bandits pour camoufler l’exportation de véhicules volés sous le couvert d’un VIN légitime. Et l’ASFC reconnaît aujourd’hui la gravité du problème (voir autre texte).
- Écoutez le segment judiciaire avec Félix Séguin qui revient sur le sujet via QUB radio :
Plusieurs acteurs ont pointé du doigt les lacunes de l’Agence dans les dernières semaines pour expliquer la quantité colossale de véhicules volés qui sont exportés à partir de Montréal.
Depuis janvier, 43 véhicules sont volés chaque jour au Québec, en moyenne. Les criminels se dépêchent ensuite à écouler leur marchandise outre-mer, en l’exportant dans des conteneurs.
Montréal est désormais devenue une plaque tournante de ce commerce illicite vu le grand bassin de véhicules aux alentours et ses liaisons maritimes fréquentes avec l’Europe et l’Afrique.
Municipalité (nombre de vols)
Nombre de vols à une même adresse
Cette carte des vols de véhicules sur le territoire du Québec couvre l’année 2023, du 1er janvier jusqu’à une date entre le 30 juin et le 12 octobre, selon la ville.
Les données proviennent de la Sûreté du Québec, du service de police de la Ville de Montréal, de la ville de Laval, de la ville de Longueuil, du service de police de la Ville de Gatineau, du service de police de la ville de Québec, du service de police de la ville de Lévis, du Service de police de Sherbrooke, de la ville de Blainville, du service de police de Châteauguay, du service de police de la ville de Mascouche, de la ville de Granby, de la ville de Trois-Rivières, du service de police de la ville de Bromont, de la Régie de police du Lac des Deux-Montagnes, de la Régie de police de Memphrémagog, du service de police de la Ville de Saint-Eustache, du service de police de Saint-Jean-sur-Richelieu, de la ville de Repentigny, de la ville de Mirabel, et d’Équité Association. Certaines ont été obtenues par accès à l’information.
À noter que des municipalités peuvent avoir compté des véhicules comme des motos, des camions ou des bateaux dans leur bilan. Quant aux données de localisation, elles nous ont été transmises sous différentes formes : code postal, coin de rue, rue ou quartier.
Compilation des données : Nora T. Lamontagne et Philippe Langlois, Bureau d’enquête
Tas de ferraille
Nos recherches ont démontré que de nombreux numéros de série utilisés par les exportateurs mal intentionnés proviennent de véhicules lourdement accidentés revendus sur des sites d’encan en ligne.
Un Jeep Patriot 2015 déclaré perte totale a par exemple été exporté à deux reprises en Afrique cet été, selon les registres de l’Agence obtenus par demande d’accès à l’information.
Or, notre Bureau d’enquête a retracé ledit VUS non pas sur les routes du Ghana ou du Nigéria, mais bien chez un revendeur à Ottawa.
«Ce n’est définitivement pas une voiture qui a été exportée, parce qu’elle est dans ma cour à l’heure où on se parle!», s’est exclamé au bout du fil Stephen Stark, président de Stark Auto Sales.
Bar ouvert
Selon toute vraisemblance, les criminels ont simplement utilisé le numéro de série affiché sur son site web dans leur déclaration d’exportation.

«N’importe qui peut consulter notre site... c’est presque impossible à contrôler», laisse tomber l’entrepreneur anglophone qui compte plus de 2000 véhicules en stock.
Nous avons également retrouvé des dizaines d’autres véhicules supposément exportés à l’étranger avant même que la vente à l’encan ne soit conclue au Canada (voir encadré).
D’autres voleurs s’approvisionnent en numéros de série chez des concessionnaires de véhicules de seconde main.
- Avec la collaboration de Philippe Langlois et d'Éric-Yvan Lemay
Trois exemples d’exportations douteuses

Une luxueuse Mercedes-Benz a prétendument quitté Montréal à destination des Émirats arabes unis deux fois en avril dernier. Seul problème: elle était encore en vente par le géant de l’encan Copart à ces dates. La vente ferme a été conclue seulement le 27 avril, pour 8500$ vu des dommages à l’avant du véhicule. Elle aurait finalement été exportée à une troisième reprise, cette fois vers le Liban, à la fin mai. Copart n’a pas souhaité faire de commentaires.

Une vieille Hyundai Elantra GT a été «exportée» trois fois vers l’Afrique avant d’être finalement vendue à l’encan deux semaines plus tard... au Canada. Le numéro de série de la voiture accidentée a été inscrit sur une première déclaration d’exportation le 14 mars dernier, à destination du Ghana. Puis, elle aurait été réexportée deux fois le 25 mars, vers deux pays différents: le Ghana et le Togo. Selon le site en ligne Ucars, la voiture noire a finalement été adjugée pour 1800$ le 6 avril dernier, à Edmonton, en Alberta.

Un Dodge Durango R/T d’une valeur de plus de 60 000$ a été déclaré comme exporté vers les Émirats arabes unis le 15 mars dernier. Or, à ce moment, il se trouvait dans la cour d’un concessionnaire de la Rive-Sud de Montréal depuis plusieurs mois. Le véhicule était même utilisé par des employés. Il a finalement été vendu le 21 avril à une entreprise d’exportation de Montréal. Une semaine plus tard, le même véhicule était expédié par bateau vers l’Allemagne. «On l’utilisait, il était dans la cour. Si tu peux prendre n’importe quel numéro de série [pour exporter], ce n’est pas fort. C’est bien trop facile», a indiqué un représentant du concessionnaire qui préférait conserver l’anonymat.
L’Agence veut améliorer sa base de données pour détecter les anomalies
L’Agence des services frontaliers reconnaît des lacunes dans sa base de données et promet de corriger son système pour empêcher les voleurs d’exporter le même véhicule à répétition.
«On doit retravailler au niveau de notre base de données pour la peaufiner et l’améliorer afin de s’assurer qu’on n’a plus les dédoublements en quantité de masse comme vous avez exposé», a admis en entrevue le surintendant Yannick Béland, de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

Notre Bureau d’enquête rapportait récemment à quel point il était aisé pour les escrocs de tromper la vigilance des agents en déclarant des numéros de série (NIV) qui ne correspondaient pas aux véhicules réellement exportés au port de Montréal.
Depuis le début de l’année, plus de 4000 véhicules ont ainsi été exportés à l’étranger avec des NIV ayant servi à plus d’une reprise (voir autre texte).
Des modifications nécessaires
L’ASFC affirme avoir été au courant de la présence de ces doublons, mais n’avoir pas réalisé l’ampleur du problème avant nos reportages.
On avance que l’algorithme n’aurait pas pu tous les détecter en raison de la présence d’espace ou de deux points dans le numéro de série déclaré, constitué de 17 chiffres et lettres.
Depuis, «on a modifié notre algorithme pour pouvoir mieux cerner les numéros de série dédoublés de notre base de données», a souligné le surintendant Béland.
Les criminels devraient-ils s’inquiéter des nouveaux changements implantés par l’Agence des services frontaliers?
«J’espère», a laissé tomber M. Béland.
Mieux cibler
Une unité de ciblage de l’agence se fie sur la banque de données de l’ASFC, créée à partir des déclarations d’exportation ainsi que du renseignement policier, pour mieux cibler ses fouilles.
Car avec plus de 580 000 conteneurs exportés l’an dernier au port de Montréal, il serait tout simplement impossible de tous les ouvrir sans nuire à la bonne marche du commerce.
Tout au long de notre enquête, l’agence fédérale a néanmoins rappelé que les enquêtes criminelles sur le vol de véhicule étaient du ressort des forces policières, et que son rôle se limitait à du soutien.
Or, nos sources dans le milieu policier nous disent que les informations contenues dans la base de données ne sont pas partagées avec elles de façon proactive, ce qui nuit aux enquêtes.
C’est d’autant plus inquiétant que les exportateurs ne doivent déclarer les marchandises que 48 heures avant leur envoi, ce qui laisse une mince marge de manœuvre pour les intercepter au port.
- Avec la collaboration de Denis Therriault