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L'article provient de Le Journal de Montréal
Culture

Un peu plus haut, un peu plus loin

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Photo portrait de Jacques Lanctôt

Jacques Lanctôt

2022-03-05T05:00:00Z
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Un nouveau Bruckner, c’est toujours un rendez-vous polémique. On sera pour ou contre ou entre les deux, mais le lecteur ne demeurera jamais indifférent. Cette fois-ci, c’est différent. Le philosophe nous invite dans les hauteurs, un univers qui lui est familier puisqu’il a grandi dans les montagnes, entre la Suisse et l’Autriche. La neige et les sapins verts n’ont donc rien d’exotique pour lui.

Chaque année, il se fait un devoir de se soumettre au test du cocotier. 

« Dans certaines tribus, on soumet chaque année les vieillards à un examen, lui a expliqué un jour un ami. Ils doivent grimper en haut d’un cocotier que l’on secoue vigoureusement. Si la personne tombe, elle est chassée du village et va mourir seule dans la jungle. Si elle tient bon, elle peut demeurer dans la communauté. » 

Pour Bruckner, le test consiste à gravir deux montagnes. L’une est physique, de terre, de roches, de neige et d’embûches. L’autre est intérieure, « entre allégresse et désarroi ». Un même défi : celui du dépassement de soi.

Je lis cette ode à la poudreuse blanche et au chasse-neige sous le chaud soleil des tropiques, alors qu’à Montréal sévit une de ces tempêtes typiques de février, avec verglas puis froid intense, et je demeure partagé entre mon plaisir égoïste et mon désir de solidarité, la poésie neigeuse de Bruckner agissant comme zone tampon entre les deux réalités.

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Éloge du chalet

La neige dont parle Bruckner, c’est celle de la montagne, toujours pure et blanche, qu’on dévale en ski, même dans la soixantaine avancée, pour se rappeler qu’on n’a pas perdu la fougue de notre folle jeunesse. Si Dominique Michel chantait, à une certaine époque, J’haïs l’hiver, Bruckner avoue aimer l’hiver « qui est le moment de la claustration chaleureuse avec les êtres chéris et de bons livres ». Il apprécie tout autant les Noëls classiques et le sapin traditionnel. 

« Je ne suis pas croyant, mais je reste un chrétien culturel par fidélité à mon enfance », précise-t-il. 

Et de se lancer dans un curieux éloge du « chalet » : « Le chalet, c’est la vie en modèle réduit [...] c’est le berceau et la tombe, la vie ramenée aux fondamentaux, l’existence blottie des marmottes, les coffres pleins de provisions et de vêtements, les tables en gros bois, rudes et rassurantes... » Tout en déplorant qu’aujourd’hui cette rusticité fait l’objet d’une surenchère gênante « avec rondins artificiellement vieillis ».

Mais pourquoi grimper si haut si c’est pour en redescendre ? se demande Bruckner l’alpiniste. Pourquoi tant d’efforts, tant de risques ? 

Pour « la joie simple d’avoir accompli quelque chose à sa mesure, répond-il. [...] Une victoire contre soi-même et contre l’uniformité. » 

Plus on s’acharne et s’échine, plus grand sera le ravissement. Le corps n’exultera qu’à ce prix. « Peu de choses donnent autant le sentiment du devoir accompli qu’une course réussie. » Et il n’y a pas d’âge pour se lancer des défis impossibles, ajoute-t-il, car « on peut être terrassé par des jouissances incroyables même à soixante-dix ans ». 

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« Désirer au-delà du possible »

Si Renaud chantait « c’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme », Bruckner l’alpiniste écrit, lui, que c’est la montagne qui l’appelle. 

« Toute ascension est spirituelle et matérielle : La montagne est une autre région de l’Être. La forme minérale de la transcendance. Elle permet de redécouvrir de nouvelles opulences pour notre plus grande joie : le silence, la poésie de la sauvagerie, la communion avec les paysages. Elle offre le vieux rêve révolutionnaire du luxe pour tous, de la beauté offerte aux plus humbles. »

Bruckner en profite – c’est un des seuls passages qui peut prêter à la polémique –, pour faire l’éloge du lait de vache et fustiger « la secte vegan qui veut remplacer le lait de vache par du lait d’avoine, d’orge ou d’amande, c’est-à-dire substituer à la nature un artifice chimique ou industriel », tout en dénonçant l’antispécisme, ce « refus de voir l’espèce humaine dominer les autres ».

Pour finir l’hiver en beauté, Bruckner nous invite à repousser notre date de péremption, en altitude comme en amour.

« À tout âge, il faut avoir les yeux plus grands que le ventre, désirer au-delà du possible. Équilibrer l’affaiblissement par l’ambition. » 

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