Roman d’ici: «Le temps des sucres», de Martine Desjardins, aborde les racines familiales, la nature et les secrets

Josée Boileau
Héritier inattendu de l’érablière familiale, Guillaume Lacerte retourne dans son village natal, quitté 30 ans plus tôt. Les retrouvailles seront déroutantes.
Martine Desjardins est une écrivaine à part dans la fiction québécoise. Dans toute son œuvre, la matière prend le pas sur les humains, et elle nous ensorcelle avec brio.
Cette esthète de la bizarrerie emprunte la même voie avec Le temps des sucres. Sauf que cette fois, le cadre nous est familier.
Le titre le dit, il s’agit de récolter la sève des érables quand elle coule au printemps. Et au Québec, on connaît la tradition tant la pratique reste vivante! C’est pourquoi les repères sont réels quand l’autrice évoque le fait d’entailler l’érable, de faire bouillir la sève, de boire l’eau d’érable...
Mais comme on est chez Desjardins, tout ceci s’accompagne d’une lourdeur que l’on pressent redoutable.
La scène d’ouverture donne le ton. On y trouve le très urbain Guillaume, qui a hâte de sortir du chemin forestier qu’un détour l’a obligé à emprunter – d’autant qu’il est troublé par le spectacle du chevreuil mourant qu’il a croisé.
Il est en direction de Saint-Calixa pour assister aux funérailles de son père, avec qui les ponts étaient pourtant coupés depuis des décennies. Mais le grand-père Lacerte, qui l’a appelé, a insisté: «Je compte sur ta présence.»
Et Guillaume a entendu vanter le singulier sirop d’érable du village que produit sa famille.
Premier choc: il n’y a ni salon funéraire ni service religieux pour le défunt. Tout se passe dans la rustre maison familiale, auprès d’un grand-père et de ses cousins qui le sont tout autant.
Deuxième surprise: aucune présence féminine, ni dans la demeure ni dans l’arbre généalogique! On est strictement entre hommes, alors on boit au goulot, on mange avec ses doigts, on affronte ses peurs...
Ainsi se bâtit la fraternité, et Guillaume s’y moule plus facilement qu’il ne l’aurait cru. Avec habileté, l’autrice nous fait sentir l’attachement derrière la grossière façade des hommes Lacerte.
Et puis, la brutalité de la nature qui, au départ, désarçonne Guillaume, ne tient-elle pas de son essence? Il faut tuer pour se nourrir, même si les supermarchés nous l’ont fait oublier. Une affaire d’instinct, tout simplement.
Une ombre plane
Reste que l’ombre qui plane sur le récit ne disparaît pas plus que l’impression de mains poisseuses que ressent Guillaume. Même s’il les lave soigneusement, tout reste collant.
Et nous, on sait que la région cache de terribles secrets, comme l’ont vécu des moines trappistes deux siècles auparavant – ce qui s’insère dans l’histoire. La lignée mâle des Lacerte en fera aussi la découverte après leur départ.
Ceci explique pourquoi le sirop de Saint-Calixa vaut de l’or, et pourquoi le grand-père Virgil tient tant au retour de Guillaume...
Les rites auxquels celui-ci a été soumis conduisent donc à une épreuve finale. Surprise, elle fait contre-pied à l’approche virile du roman! Car la nature est une mère, et Desjardins lui laisse le dernier mot.
Le temps des sucres
Martine Desjardins
Alto
152 pages
2025