Retenu contre son gré en Arabie saoudite, Raïf Badawi a perdu espoir

François-David Bernier | Bureau d'enquête
Coincé en Arabie saoudite depuis sa sortie de prison en mars 2022, l’ex-blogueur saoudien Raïf Badawi a perdu l’espoir de retrouver un jour sa famille au Québec, estime sa conjointe.
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Attablée dans un restaurant de Sherbrooke, Ensaf Haidar tente de rester positive et forte comme elle l’a toujours été depuis l’emprisonnement de son mari. Mais c’est avec un trémolo dans la voix qu’elle parle de son Raïf, sous le coup d’une interdiction de voyager jusqu’en 2032.
«Il a perdu espoir pour vrai. Il a tout laissé tomber. Il vit au jour le jour», raconte-t-elle.
«Pour lui, ajoute-t-elle, 2032, c’est encore très loin. Il voit le présent et, actuellement, il n’a pas d’espoir. C’était la même chose lorsqu’il était en prison. Il devait être libéré le 28 janvier et il y est resté jusqu’au 11 mars.»
Raïf Badawi avait été emprisonné en juin 2012 et condamné à 1000 coups de fouet pour avoir «insulté» l’islam sur son site Free Saudi Liberals, un outil servant à militer pour la libéralisation morale de l’Arabie saoudite.
Sa famille a quitté le pays et obtenu l’asile politique au Canada en 2013. Mme Haidar et leurs trois enfants sont d’heureux citoyens canadiens depuis l’été 2018.
- Écoutez l'entrevue avec Ensaf Haidar, femme de Raif Badawi à l’émission de Sophie Durocher diffusée en direct via QUB radio :
Absence importante
Ensaf Haidar s’est longtemps battue pour sa liberté et la possibilité d’un jour retrouver Raïf Badawi. Elle n’a pas baissé les bras. Même si sa vie n’est pas parfaite et complète, elle veut rester positive, car son mari est en vie.
«Si j’imaginais une vie parfaite, je serais séparée. L’important pour moi, c’est qu’il soit vivant, souffle-t-elle. Il est maintenant libre, mais pas tout à fait. Car il ne peut pas sortir du pays. Sa liberté est maîtrisée. C’est peut-être pourquoi il a perdu tout espoir. La prison a aussi laissé des traces.»
Mme Haidar raconte que son époux a encore peur chez lui. Forcé à se taire et sous l’interdiction d’utiliser les réseaux sociaux, il craint toujours qu’on lui enlève sa «liberté».

Parmi les très nombreuses conséquences de son incarcération, il n’est pas en mesure de trouver du travail. Les gens le reconnaissent et connaissent son nom. Il est pointé du doigt comme étant la personne «qui a parlé». Il est encore jugé publiquement.
«C’est comme une condamnation à vie. Il arrive à vivre avec l’aide d’amis. Mentalement et physiquement, il n’est pas prêt à travailler, croit Mme Haidar. Il doit prendre son temps pour s’intégrer dans la vie quotidienne et se rebâtir.»
Raïf Badawi est toutefois bien connecté à sa famille au Québec, qu’il réussit à joindre plusieurs fois par jour. Il peut ainsi voir ses enfants, Najwa, Tirad et Miriyam, grandir et percevoir le style de vie nord-américain.
Les enfants s’ennuient évidemment de leur père et ont souffert de son absence. «Il n’est pas là pour les déposer ou les ramasser à l’école. Il n’est pas là pour les matchs de sports, pour les spectacles et tout», énumère Mme Haidar.
Des changements?
Quand elle entend et lit que l’Arabie saoudite a changé, elle ne peut s’empêcher de baisser les yeux. Cachées derrière certaines permissions, dont l’accès à la conduite pour les femmes et aux sources de divertissement, les libertés y sont toujours aussi bafouées.
«J’aimerais voir des changements réels et non pas juste pour l’image. Présentement, les actions ne me disent rien quand ils achètent des athlètes et des artistes pour véhiculer leurs messages. Ce n’est pas ça, le changement», dit-elle, bien au fait du contrat astronomique de 200 millions $ annuellement signé par la vedette du soccer Cristiano Ronaldo avec le club Al Nassr.
A-t-elle perdu espoir de serrer un jour Raïf dans ses bras et de voir l’Arabie saoudite s’ouvrir pour les bonnes raisons? «Des fois oui, des fois non. Si on voulait vraiment des changements. Ils seraient déjà survenus.»
L’argent mène le monde
Deux Québécoises qui ont des proches coincés en Arabie saoudite déplorent que ce pays investisse des milliards de dollars dans les sports pour blanchir sa réputation et gagner du pouvoir.
Le sujet revient sur le tapis cette semaine à l’occasion du Tournoi des Maîtres où 18 golfeurs du circuit LIV, Golf richement financé par le régime saoudien, rejoignent leurs anciens collègues du circuit de la PGA.
Des manœuvres qui ne passent pas aux yeux de la conjointe de Raïf Badawi, Ensaf Haidar, et de la Québécoise Johanne Durocher, dont la fille a épousé un Saoudien au début des années 2000.
«On voit vraiment que l’argent mène le monde. [Certains sportifs] aident le gouvernement saoudien à projeter une belle image», déplore Mme Durocher, qui n’a pas vu sa fille en chair et en os depuis 2009 en raison d’une interdiction de voyager imposée à ses petits-enfants.
Faux pas
«C’est fâchant de voir ce qui se passe. Quand quelqu’un choisit l’argent, il n’est pas un ambassadeur des droits de la personne et des libertés d’opinion», tonne pour sa part Ensaf Haidar.
Il y a une dizaine de jours, le dernier enrôlé du circuit LIV Golf, Thomas Pieters, a débité plusieurs faussetés en plus de manquer de tact à l’égard des victimes du régime saoudien.
«C’est juste du golf, ce n’est pas la vie et la mort», a lancé le Belge de 31 ans, invité au podcast Fore Play de Barstool Sports.
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