Quelque chose comme un « fondateur »
Qu’est-ce que le personnage de René Lévesque a à nous dire aujourd’hui ?


Antoine Robitaille
« Peut-être quelque chose comme un fondateur »...
On pourrait ainsi paraphraser une des célèbres déclarations – délicieusement sinueuses – de René Lévesque pour le décrire, au moment où l’on commémore les 100 ans de sa naissance.
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C’est un 24 août, à New Carlisle en Gaspésie, en 1922, que ce journaliste et homme politique déterminant voyait le jour.
Insistons sur le mot « fondateur ». Retracer le parcours de cet homme d’« exception » (expression souvent galvaudée, mais vraiment de mise ici) nous fait comprendre – malgré l’échec de son projet souverainiste – à quel point il a contribué à mettre en place plusieurs fondements du Québec contemporain : nationalisation de l’électricité, assainissement des mœurs politiques, loi 101, référendum, « beau risque », etc.
L’intégrité
Martine Tremblay, vice-présidente de la Fondation Lévesque, estime que l’Année Lévesque servira à célébrer une « manière assez exemplaire de faire de la politique et du journalisme ; une manière aussi tout à fait unique d’être en contact avec les citoyens ».
Celle qui fut sa cheffe de cabinet dans les années 1980 précise que cette « manière Lévesque » comprend notamment son fort attachement à l’intégrité en politique.
Dès sa nomination comme ministre des Travaux publics de Jean Lesage en 1960, Lévesque travaille à nettoyer les écuries en imposant la règle des appels d’offres publics avec contrats accordés au plus bas soumissionnaire.
Seize ans plus tard, devenu chef de gouvernement, il fera adopter une loi sur le financement populaire des partis politiques et réussira à faire disparaître les caisses occultes.
Martine Tremblay souligne que « même si, au sens strict, les lois qu’il a fait adopter ont dû être adaptées par la suite » – notamment dans les années Charest –, il reste que les « hauts standards qu’il a fixés demeurent encore aujourd’hui ».
Unanimité
L’historien Éric Bédard estime que, pour cette raison entre autres, René Lévesque fait partie d’une courte liste de personnages politiques faisant pratiquement l’unanimité dans la mémoire nationale.
Ceux-là sont rares, mais ils atteignent ce statut en raison de l’« héritage si riche et si multiforme » qu’ils ont su laisser. Au fond, illustre Bédard avec un sourire, « tout le monde trouve son compte. Comme dans un buffet ! »
Selon lui, un parallèle fascinant peut être effectué avec Louis-Hippolyte La Fontaine.
Comme la fontaine
Notre histoire politique étant malheureusement peu enseignée, peu se souviennent que Louis-Hippolyte La Fontaine, c’est plus qu’un pont-tunnel (constamment en réparation), ou qu’un grand parc au cœur de Montréal.
Ancien patriote, il fut chef des « réformistes », comme on a appelé à l’époque ceux qui souhaitaient que les Canadiens puissent jouir du gouvernement responsable (non dominé par le gouverneur). La Fontaine a aussi défendu le français alors que la politique assimilationniste de Lord Durham était appliquée. Il fut premier ministre du Canada-Est de 1842 à 1843.
En 1901, lorsqu’on baptise le parc La Fontaine en son honneur, « toutes personnalités prennent la parole. Et ils sont issus de toutes sortes de couleurs politiques. On constate qu’ils tentent tous de tirer La Fontaine de leur côté ».
Un phénomène similaire se produit avec René Lévesque, insiste Bédard. Outre, évidemment, le Parti Québécois qu’il a fondé, Québec solidaire « y trouve son compte », mais aussi le Parti libéral du Québec ou la CAQ.
Exemple parmi tant d’autres : en 2013, pour dénoncer la « charte des valeurs » du gouvernement Marois, l’ancien chef libéral Philippe Couillard avait soutenu que le PQ reniait « l’héritage de René Lévesque », « héritage d’ouverture, de démocratie ».
En octobre 2018, François Legault conclut son discours d’assermentation de ses ministres en évoquant Lévesque : « J’aime les Québécois. Et, pour répondre à un homme qui m’a inspiré toute ma vie, j’ai la conviction profonde que, oui, on forme quelque chose comme un grand peuple. »
Contre les extrêmes
René Lévesque, s’il avait vécu à notre époque, aurait-il été woke ?
Oui, mais « à sa façon », répondit son fils Claude, en juin, dans une entrevue au Devoir.
Le commentaire a suscité une petite tempête, comme chaque fois que l’on parle de ce courant contemporain d’une gauche nouveau genre, fondée sur une lutte souvent sans merci ni nuance pour une certaine conception de la « justice sociale ».

Sans dire qu’il a été mal cité, Claude Lévesque, journaliste retraité du Devoir lui-même, a cru nécessaire, le lendemain de l’entrevue, de préciser ses propos. Bien qu’il ait été un « progressiste » lui-même, son père aurait « quand même exprimé des réserves » et « déploré certaines dérives » du mouvement woke, notamment le « racisme inversé » et la « ghettoïsation auto--infligée », nuança le fils Lévesque.
Lorsqu’on soumet la question à Gratia O’Leary, ancienne attachée de presse de René Lévesque, elle se dit un peu « tannée » qu’on tente de savoir ce que Lévesque aurait dit ou pensé de phénomènes très contemporains.
« Je ne peux pas répondre ! M. Lévesque était tellement unique dans ses façons de voir les choses et de réagir. Ce serait presque sacrilège de lui prêter une intention avec ce qu’on a aujourd’hui. »
« Un visionnaire »
Elle souligne cependant que l’homme a été un précurseur sur deux thèmes chers aux progressistes actuels : l’environnement et les Premières Nations.

D’une part, « il a nommé le premier ministre de l’Evironnement », et d’autre part, il est le seul – et le dernier – premier ministre à s’être réservé le dossier de la question autochtone.
Est-ce dans ce type de gestes que l’on peut dire que Lévesque fut woke « à sa façon » ? « Faut faire attention », insiste l’ancienne cheffe de cabinet Martine Tremblay, « les courants, les enjeux, ont changé considérablement ».
Mais sur la question de la « liberté d’expression », il aurait été intraitablement pour, insiste-t-elle. « Lévesque, c’était un visionnaire. Il voulait le changement. Il n’avait pas peur de dire les choses, et en même temps, c’est quelqu’un qui refusait les anathèmes, les condamnations », réflexes que l’on peut observer aujourd’hui chez les wokes.
« Allergique au radicalisme »
Ainsi, Lévesque « s’en est toujours pris aux ultras, aux intégristes, à ceux qui selon lui allaient trop loin. D’où ses dénonciations sans réserve du Front de libération du Québec ». Après l’assassinat de Pierre Laporte, Lévesque condamna ceux qui « ont importé ici, dans une société qui ne le justifie absolument pas, un fanatisme glacial ».
Au sein même de son parti, il a pourfendu « ce qu’il appelait la gogauche » parce qu’il estimait qu’elle allait « beaucoup trop loin et que ça s’éloignait du vrai monde ». L’historien Éric Bédard, lui, décrit René Lévesque comme étant « allergique au radicalisme ».
C’est entre autres pour cette raison, notent Bédard et Tremblay, que lorsque le Parti Québécois est fondé, Lévesque refuse que le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), très à gauche, s’y fusionne formellement.
Toutefois, il s’alliera volontiers au Ralliement national, parti indépendantiste traditionaliste. Lévesque, rappelle Bédard, n’aimait pas le lyrisme du chef riniste Pierre Bourgault, qu’il percevait comme « déconnecté ».
La rhétorique de Lévesque est beaucoup plus empreinte de questionnements et de tentatives de convaincre.
Face au mouvement woke, il aurait sans doute ce type de réticences : « Il était bien plus dans la pédagogie, le dialogue que dans les interdictions », résume Martine Tremblay.
Lévesque, l’antipartisan
En parlant, à propos du PQ, de « véhicule usé » qui ne « mérite pas de très bien aller », l’ancien chef Lucien Bouchard a créé une commotion au mois de juin.
Des péquistes lui ont reproché sa charge. La sœur de René Lévesque elle-même, Alice Lévesque, 93 ans, lui adressa une missive sentie exigeant de l’ancien premier ministre « plus de rigueur » dans l’évaluation « d’un élément central de l’héritage de René Lévesque, soit le véhicule politique qu’il a créé », le PQ.
Rapport trouble
Mais sur le fond, soutient l’historien Éric Bédard, Bouchard et Lévesque ont le même type de « rapport trouble » au PQ.
« Lévesque, ce n’est pas un esprit partisan. C’est quelqu’un qui n’aime pas les cadres. Il se sent à l’étroit dans un parti », explique Bédard.
Un passage des mémoires de Lévesque, publiés en 1987, exprime cette relation difficile. Il est d’ailleurs souvent repris par ceux qui souhaitent annoncer la fin du PQ.
Mal nécessaire
Lévesque y explique que pour lui, « tout parti politique n’est au fond qu’un mal nécessaire ». Lorsqu’ils durent, les partis « vieillissent généralement assez mal », ont tendance à « se transformer en églises laïques hors desquelles point de salut ».
Ainsi, à la longue, « les idées se sclérosent, et c’est l’opportunisme politicien qui les remplace ».
Lévesque propose que tout parti naissant inscrive « dans ses statuts une clause prévoyant qu’il disparaîtra au bout d’un certain temps ». Pas plus d’une génération. Sinon, « peu importe les chirurgies plastiques qui prétendent lui refaire une beauté, ce ne sera plus un jour qu’une vieillerie encombrant le paysage politique et empêchant l’avenir de percer ».
L’ancienne cheffe de cabinet Martine Tremblay aime à rappeler que lorsqu’il écrit ce passage dans ses mémoires, René Lévesque a surtout en tête le Parti libéral du Québec. Il vient de relater ce jour de 1967 où il a quitté le PLQ en plein congrès parce que la formation politique refusait son projet de souveraineté-association.
Toutefois, moins de 20 ans plus tard, en 1985, après l’avoir quitté, Lévesque estime que le PQ « avait vieilli plus vite », note Tremblay.
Déjà à l’époque, « il ne s’en cachait pas. Il souhaitait qu’il y ait autre chose. On est en 1985 et le parti avait duré plus longtemps que ce que lui-même avait prévu », se souvient Martine Tremblay.
Est-ce à dire qu’aujourd’hui, il envisagerait sans grande émotion une disparition du PQ ?
Martine Tremblay refuse de faire un lien avec la situation contemporaine. « Mais c’est clair que, pour lui, un parti politique, ce n’est pas absolu. Il peut être remplacé par un autre. Ce qui est important, c’est les valeurs, c’est les projets, c’est les convictions. »
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