Sévère critique de notre virage vers la filière de la batterie électrique
Un professeur d’économie accuse Québec de mettre «tous ses œufs dans le même panier»


Francis Halin
«On aurait pu faire des choix beaucoup plus intelligents en dépensant probablement moins d’argent pour de plus grands résultats», estime un professeur d’économie, qui accuse non seulement le gouvernement Legault de bâtir la filière batterie «sur du vent», mais de vider nos PME de leurs employés au profit d'entreprises étrangères subventionnées à coup de milliards de dollars.
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Même si la filière aura des retombées positives en construction, en extraction de lithium, en transport ou en taxes pour les villes, le jeu n’en vaut pas la chandelle, s'inquiète Frédéric Laurin, professeur d’économie à l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
«Paternaliste», «archaïque», «risqué»... l'intellectuel ne mâche pas ses mots à l'endroit du projet phare du gouvernement Legault.
«Pourquoi faire venir ces entreprises? Pour créer de l’emploi? On n’en a pas besoin. Pour l’innovation? Elles ne vont pas innover. Pour faire travailler nos PME? On n’est pas sûr qu’il y aura un arrimage avec elles», s’étonne-t-il.
- Écoutez l'entrevue avec Saidatou Dicko, experte en gouvernance, sur la filière batterie via QUB radio :
Frédéric Laurin soutient que la filière batterie est «un contre-exemple de développement économique moderne». «Importer une technologie d’ailleurs, c’est exactement ce que font les pays en voie de développement», lance-t-il.
Filière inexistante
Dans une note politique récente, le chercheur à l’Institut de recherche sur les PME (INRPME) va jusqu’à écrire que «la filière batterie n’existe pas au Québec».
D’après lui, malgré nos entreprises d’extraction de lithium (comme Nemaska Lithium) et nos projets d’usine de batteries de Bécancour (Ford-EcoPro et GM-POSCO) et de Saint-Basile-le-Grand/McMasterville (Northvolt), le Québec est loin de la coupe aux lèvres.

Le Canada aura une capacité de production de batteries lithium-ion de 25,5 GWh d’ici 2030, selon des données du S&P Global Market Intelligence, souligne le spécialiste en développement régional.
C’est loin derrière la Chine (2051 GWh), les États-Unis (187 GWh), la Pologne (90 GWh), la Hongrie (57 GWh), le Japon (48 GWh), la Corée du Sud (41 GWh), la France (41 GWh) et la Suède (32 GWh), mentionne-t-il.
Petit joueur
Pour ce qui est des usines d’assemblage, le Québec n’est «même pas leader en Amérique du Nord», pointe Frédéric Laurin, car celles-ci sont surtout au Michigan (6 usines), dans les États limitrophes de l’Illinois, l’Indiana et l’Ohio (5 usines) et dans le sud-est des États-Unis (11 usines).

Alors que nos ateliers d’usinage peinent à avoir leur main-d’œuvre et que nos PME d’énergie verte en région ont cruellement besoin de capitaux pour croître, le professeur saisit mal que l’on puisse miser autant de ressources sur la batterie.
«Le côté paternaliste, c’est de nous imposer ce modèle de développement là, surtout ici en Mauricie, alors que l’on essaie de se sortir de la grande entreprise», conclut-il.
Main-d’œuvre: «C’est une urgence nationale»
D’après Frédéric Laurin, les pénuries de main-d’œuvre que provoqueront les usines de la filière batterie seront «pires qu’une récession». «Le gouvernement ne semble pas très alerté par la pénurie de main-d’œuvre, alors que c’est une urgence nationale», observe-t-il. Nos PME, déjà écrasées par le manque criant d’employés, se feront couper l’herbe sous le pied par des multinationales étrangères abreuvées de milliards de dollars d’argent public. «On va en payer le prix. Ça pourrait mal terminer tout ça. Les entreprises étrangères sous-estiment peut-être la pénurie de main-d’œuvre. Même en Europe, ils n’ont pas de pénurie comme nous», analyse-t-il.
Innovation: «Ce ne sont que des usines d’assemblage»
Pour le professeur de l’UQTR, il est illusoire de penser que les entreprises étrangères stimuleront l’innovation. «Ça ne crée pas d’innovation. Ce ne sont que des usines d’assemblage», croit-il. Il déplore aussi la zone d’innovation de la Vallée de la transition énergétique (VTÉ), qui vient selon lui imposer de grandes usines internationales, alors qu’il y avait déjà une stratégie de diversification économique davantage collée aux PME locales. «Je connais une municipalité qui a l’espace industriel et qui ne veut rien savoir d’une usine de batterie parce qu’il n’y a pas assez d’innovation et trop de contamination des sols», souffle-t-il.
Risque technologique: On met «tous ses œufs dans le même panier»
Frédéric Laurin craint qu’il y ait un risque de mettre «tous ses œufs dans le même panier». Au lieu d’injecter de l’argent public dans nos entreprises innovantes déjà existantes, Québec mise sur une seule technologie, dénonce-t-il. Le «verrouillage technologique» nous guette, c’est-à-dire que nos usines de batterie pourraient être dépassées dans quelques années, alors que l’on n’a pas terminé de les payer. «Une stratégie plus viable de développement économique s’assurerait de répartir le risque en diversifiant le portfolio d’investissements par le financement de plusieurs technologies variées», dit-il. Il pense que le «tout-automobile» n’est pas viable.
Legs de Legault: «On est tellement loin des grands barrages»
La comparaison entre la filière batterie et la construction de barrages hydroélectriques des années 1960 et 1970 est boiteuse, selon Frédéric Laurin. La première travaille pour des corporations. La deuxième pour l’État québécois. Le professeur s’explique mal également pourquoi la filière batterie est parfois comparée au pôle aéronautique, qui a Bombardier comme racine, une entreprise québécoise, contrairement aux gros joueurs de la filière batterie. S’agira-t-il d’un legs du gouvernement Legault? «On est tellement loin des grands barrages. C’est le jour et la nuit. On parle ici d’usinage, d’assemblage. Est-ce que l’on peut avoir un legs bâti sur des expertises étrangères?» se demande-t-il à voix haute.
Facteurs de réussite non rencontrés par la filière batterie
-Développement en volume (usines fortement consommatrices de ressources)
-Absence d’innovation (usine d’assemblage avec des technos développées ailleurs)
-Aucune masse critique d’entreprises pour avoir un pôle
-Aucun leadership d’une entreprise d’ici dans la filière
-Aucune assurance d’avoir un réseau québécois de sous-traitance
-Absence de main-d’œuvre disponible et spécialisée
-Risque de «verrouillage technologique»
-Peu d’ancrage territorial
(Source : Une critique économique du mode de développement de la filière batterie au Québec, novembre 2023, Frédéric Laurin)
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