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L'article provient de Le Journal de Montréal
Opinions

L’étrange nostalgie de l’URSS

AFP
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Photo portrait de Mathieu Bock-Côté

Mathieu Bock-Côté

2022-08-31T21:00:00Z
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La mort de Mikhaïl Gorbatchev, hier, a suscité, c’était inévitable, de nombreuses réactions.  

Parmi celles-là, davantage en Europe qu’en Amérique, il faut bien le dire, on a pu déceler, à la manière d’une petite musique derrière le commentaire, une forme de nostalgie plus ou moins avouée pour l’URSS, comme si sa disparition, à l’échelle de l’histoire, avait été trop brutale, comme si elle avait laissé un vide, comme s’il fallait même la regretter un peu. 

Ce sentiment s’appuie normalement sur la thèse suivante: la fin de l’URSS aurait privé l’Amérique d’un contrepoids à l’échelle du monde, qui serait pour cette raison déséquilibré géopolitiquement. Il aurait aussi privé de contre-modèle le capitalisme. 

Je laisse de côté ce dernier argument, en me contentant de rappeler que l’URSS était un empire totalitaire écrasant les libertés les plus élémentaires, en plus de fonctionner avec un modèle économique si déficient qu’il condamnait ceux qui subissaient sa tutelle à la pénurie permanente, au rationnement, souvent à la misère.

Mais je reviens sur le premier argument, celui de l’équilibre géopolitique, qui me semble à la fois plus subtil, et plus tordu. 

Plus subtil, car il va de soi qu’une superpuissance ne saurait exercer son hégémonie sur la planète entière sans être emportée par la tentation de l’empire universel, qui conduit inévitablement l’humanité au désastre. D’ailleurs, un tel système n’était pas durablement tenable, et trente ans plus tard, surgit un monde multipolaire, sous le signe du choc des civilisations, auquel l’Occident peine à s’adapter. Cela ne veut pas dire que le monde occidental soit idéal aujourd’hui. Surtout pas. Il est décadent. Mais cela veut dire que le contre-modèle communiste n’en était pas un. 

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Plus tordu, toutefois, car le prix à payer pour cet équilibre était la liberté non seulement des individus qui subissaient la tutelle du communisme, mais celle des peuples et des nations asservis à l’empire soviétique. On peut penser aux peuples fédérés dans l’URSS, comme les Ukrainiens, les Lettons, les Estoniens ou les Lituaniens, que les Russes cherchèrent à noyer ouvertement, à travers une politique de colonisation démographique qui a laissé des traces. 

Mais on peut penser aussi aux peuples qui subissaient la doctrine de la souveraineté limitée et qui étaient associés à l’URSS à travers le pacte de Varsovie: on pensera alors aux Polonais, aux Roumains, aux Tchèques, aux Slovaques, aux Bulgares, et à bien d’autres. Fallait-il que ces peuples paient du prix de leur liberté et de leur identité le grand équilibre géopolitique que certains regrettent aujourd’hui? N’étaient-ils, à l’échelle de l’histoire, que des populations résiduelles, secondaires, appelées à subir la tutelle des empires, comme s’ils ne disposaient pas du droit à exister d’eux-mêmes? 

Sauf exceptions, les empires multinationaux ne sont jamais de vrais empires multinationaux: ce sont des empires au service d’un peuple qui assujettit les nations auxquelles il impose sa souveraineté. Les fédérations multinationales fonctionnent selon la même logique, d’ailleurs. Kundera notait que les Tchèques, pendant la guerre froide, ne subissaient pas que la domination des communistes, mais aussi celle des Russes. Mais l’URSS n’était pas qu’un empire: c’était un empire totalitaire. 

Je note qu’on nous invite aujourd’hui à nous placer dans la peau des Russes, qui ont été humiliés par la perte de leur empire, et qui ont cherché, après la chute de l’URSS, à reconstituer leur puissance perdue. C’est d’ailleurs le sens d’un remarquable roman paru récemment, Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli. Il permet de mieux comprendre la psychologie politique post-soviétique. 

Qu’on me permette de noter que ceux qui font ainsi du zèle empathique se montrent plus avares de leurs sentiments quand vient le temps de se placer dans la peau de ceux qui subissaient l’empire soviétique – encore une fois comme si les petites nations étaient vouées à subir l’histoire sans avoir d’emprise sur elle. 

On rappellera enfin, à la suite d’Hélène Carrère d’Encausse, que les nationalismes, d’ailleurs, ont joué un grand rôle dans la chute de l’URSS. C’est en puisant dans leur identité que les peuples ont su résisté à l’empire, et renaître politiquement. 

J’en tire une conclusion simple: il n’y a aucune raison d’être nostalgique de l’URSS, et à l’échelle de l’histoire, on remerciera Gorbatchev d’avoir permis son affaissement sans le transformer en catastrophe sanguinaire, comme cela aurait pu être le cas. 

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