Les accusations en matière de drogues illicites en chute libre de 35% depuis cinq ans au Québec
Changement d’approche, manque de ressources policières: des intervenants se prononcent sur ce qui pourrait expliquer cette tendance


Laurent Lavoie
Au moment où les saisies «records» se multiplient et que le prix de la coke est à son plus bas, le nombre d’accusations en matière de drogues illicites au Québec a chuté de 35% en cinq ans.
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Selon des chiffres fournis au Journal par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), le nombre de chefs d’accusation déposés en la matière est passé de 15 352 en 2019 à 9943 en 2023.
Ce rythme se maintient pour l’année en cours, alors que plus de 2500 accusations avaient déjà été déposées à la fin mars.
On parle ici de toutes les infractions allant du trafic à la possession de stupéfiants, comme la cocaïne, le crack ou encore les méthamphétamines. Le cannabis est exclu de cette recension.
| Année | Nombre |
|---|---|
| 2019 | 15 352 |
| 2020 | 10 946 |
| 2021 | 10 302 |
| 2022 | 10 687 |
| 2023 | 9943 |
| 2024 | 2513* |
Vendeurs en paix
Aux yeux du président de la Fraternité des policiers et policières de Montréal, le manque d’effectifs dans les rues de la métropole pourrait expliquer cette tendance, qui s’est maintenue même après les années pandémiques.
«C’est préoccupant pour le futur, fait valoir Yves Francoeur. C’est vraiment que présentement, les ressources du service de police étant très limitées, ce qui est priorisé, c’est la lutte aux armes à feu [...] et il y a des conflits importants qui sont dormants entre différents gangs de rue.»

À cela se sont récemment ajoutés les efforts mobilisés pour contrer le fléau des vols de véhicules, a mentionné M. Francoeur.
Deux avocats criminalistes consultés par Le Journal ont d’ailleurs constaté que les dossiers de drogue accaparent moins souvent les salles d’audience du palais de justice de Montréal.
«C’est beaucoup plus, par exemple, on enquête [sur] quelqu’un concernant des armes à feu, on l’arrête [pour ça], et il y a de la drogue», illustre le premier.

«On comprend que mettre des gens en prison pour des 30, 40 jours pour de petites quantités de crack, ce n’est pas vraiment ça qui va changer notre société», ajoute-t-il.
Son collègue estime, de son côté, que «le temps pour les vendeurs n’a jamais été aussi bon».
Ce dernier indique que les seules opérations policières en matière de stupéfiants «visent de gros joueurs».
Record après record
Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) souligne à cet effet le travail de ses troupes, compte tenu des saisies colossales réalisées dans les dernières années.
Fin mars, les forces de l’ordre dévoilaient, par exemple, avoir saisi 97 kg de cocaïne, 26 kg de MDMA et plus de 600 000 comprimés de méthamphétamine à l’endroit d’un réseau qui s’approvisionnait dans la région de Toronto.
«Ce n’est pas compliqué, on est record par-dessus record [...] à l’interne au SPVM», insiste Francis Renaud, commandant à la Division du crime organisé.
Ces nombreux succès indiquent-ils qu’il y a moins de drogue dans les rues de la métropole?
«Je n’ai pas la science infuse [...]. Je ne peux pas vous dire oui», répond franchement Francis Renaud.
«Est-ce qu’on a enlevé des ressources travaillant le crime organisé pour les mettre sur le vol de voitures? Non. [...] Est-ce qu’on est devenu des policiers “couteau suisse”, peut-être? Je ne peux pas être à l’encontre de ça», affirme-t-il.
Un pas dans la bonne direction, selon des intervenants
La baisse des accusations en matière de drogue est un pas dans la bonne direction, estiment des intervenants, qui plaident pour davantage de ressources d’aide et moins de judiciarisation.
«C’est très encourageant, réagit Jean-François Mary, directeur général de CACTUS Montréal. Au quotidien, pour les usagers qui n’ont pas le choix de consommer à l’extérieur, on remarque quand même qu’il y a une plus grande tolérance des policiers, qui ne font pas des arrestations systématiques.»

C’est qu’au-delà des importants groupes criminels, d’autres franges de la population sont aussi traînées en justice pour des stupéfiants.
Et les observateurs consultés par Le Journal sont catégoriques: il manque d’outils pour accompagner adéquatement les personnes aux prises avec des problèmes de toxicomanie.
Santé et sécurité publique
Pour Samuel Watts, PDG de Mission Bon Accueil, «on connaît tous la solution».
«C’est du logement permanent pour les gens qui n’en ont pas et des services de santé pour des personnes qui ont des problèmes d’alcool ou de toxicomanie», dit celui qui s’inquiète de la grande présence de crack dans la métropole.
«On peut vraiment aider les gens à réduire leur consommation, souligne Fiona Crossling, directrice générale à l’Accueil Bonneau, qui salue d’ailleurs une approche moins répressive des policiers au quotidien. On sait qu’il y a beaucoup plus de problématiques en termes de qualité de la drogue dans la rue.»

Jean-François Mary, de CACTUS Montréal, déplore d’ailleurs le fait que le réseau d’organismes voulant réduire les méfaits soit sous «respirateur artificiel», étant «sous-financé depuis 20 ans».
Pas une solution
La judiciarisation des consommateurs n’aide en rien la cause, assure Jean-Sébastien Fallu, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, en insistant sur le fait que «la majorité des consommateurs ne sont pas ceux qu’on voit dans la rue».

«Il existe toujours des exemples où la contrainte, la prison, le traitement obligatoire, surtout à court terme, peut aider certaines personnes, mais globalement et à moyen ou long terme, c’est quelque chose qui aggrave la situation des personnes toxicomanes», explique le professeur.
«Avoir un dossier judiciaire qui grossit, ça met grandement en péril les chances de réinsertion sociale par la suite», renchérit Jean-François Mary.
Au fil des ans, divers éléments comme la crise des surdoses au Canada, en 2016, puis la légalisation du cannabis, en 2018, semblent avoir contribué à un changement d’approche des autorités face à l’encadrement des drogues.
«Je pense que de plus en plus, le DPCP s’est rendu compte qu’effectivement, ça mène à pas grand-chose de porter des accusations», indique le professeur Fallu.
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