Le week-end le plus fou de tous


Réjean Tremblay
Avec mon passé de prof de latin, j’arrivais à lire facilement les journaux espagnols ; mais ce matin du 26 octobre 1997, je n’avais pas besoin d’un dictionnaire pour comprendre le bas de vignette d’une photo en une du journal de Jerez.
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Trois hommes avaient grimpé le samedi après-midi sur le podium où serait célébré le vainqueur de la course du lendemain et y avaient brandi des bouteilles de champagne pour appuyer les efforts de Jacques Villeneuve.
Je connaissais les trois faces. Marcel Aubut, André Ouellet, ancien ministre libéral à Ottawa et Alain Vachon, distributeur des vêtements de sport Roots pour le Québec.

La police les avait interpellés et quand ils avaient expliqué qu’ils étaient venus du lointain Canada (les trois étaient fédéralistes), on leur avait juste demandé de ne pas recommencer.
Dans le fond, ils étaient juste dans l’ambiance de ce week-end complètement fou. Le plus fou de toute ma carrière d’un demi-siècle.
Pour me rassurer avant d’écrire, j’ai rencontré l’ex-blonde du temps d’Alain Vachon et Marie-France m’a dit que M. Vachon n’avait pas été traumatisé du tout par l’aventure. Marcel Aubut, lui, a conservé la photo. André Ouellet avait déjà mal tourné en devenant ministre libéral.
Leur plus grosse punition fut de se faire écorcher par André Arthur à la radio de Québec.
UN WEEK-END MALADE
Avant même d’arriver à Jerez, je savais que ce serait débile. Le vol Montréal-Paris était rempli de Québécois qui se rendaient à Jerez. Et dans le vol Paris-Seville, des collègues de L’Équipe, du Figaro, du Parisien, de TF1, s’en venaient rejoindre des centaines de collègues réguliers sur la couverture de la F1.
Ça convergeait vers Jerez de partout dans le monde. D’Argentine, du Brésil, du Japon, de Finlande, de Pologne. Nommez un pays et il y avait des chances qu’un journaliste de la place soit à Jerez.
La guerre entre Williams et Ferrari avait tellement été féroce, tellement sale par moments, que la saison de Formule 1 s’était transformée en un formidable téléroman. Une télénovella.
En plus, les personnalités de Jacques Villeneuve et de Michael Schumacher étaient d’un contraste absolu. Villeneuve était une belle grande gueule qui disait ce qu’il pensait. Schumacher disait ce qu’il fallait dire.
Avant le Grand Prix du Canada, les bonzes de la FIA avaient forcé Villeneuve à faire un aller-retour le mercredi Montréal-Paris pour aller s’expliquer devant eux. Ce n’est pas une excuse, mais Villeneuve s’était planté au deuxième tour à Montréal.
Et Jean Todt, le grand patron de Ferrari, allait devenir président de la FIA quelques années plus tard.
Autrement dit, toute la Formule 1 souhaitait une victoire de Ferrari et agissait en conséquence.
Ç’aurait donné la meilleure saison de tous les temps de Drive to Survive si Netflix avait existé à l’époque.
Quand j’avais mis les pieds au circuit de Jerez, la tension se sentait. À couper au couteau. Daniel Poulain de Radio-Canada avait été envoyé pour brasser la cabane. Et sa voix de stentor avait été très utile quand Craig Pollock essayait de se pousser sans répondre aux questions. Repose en paix, marquis de la Pouliche.
Même les confrères de Toronto étaient sur place. C’est vous dire. Pour une fois, la Formule 1 avait traversé la rivière Outaouais.
LES QUALIFS... FOLLES COMME LE RESTE
Louis Butcher vous a raconté le miracle des trois premières positions. Même temps au millième de seconde près. Avez-vous déjà essayé de mesurer un millième de seconde ? C’est le centième d’un clignement d’œil. C’est rien. Pour arriver à égalité, ça prenait moins qu’une poussière dans la courbe d’un siècle.
Et vous savez pourquoi on n’est pas allé vérifier jusqu’au 10 000e de seconde ?
Parce que les meilleurs techniciens et le meilleur équipement de Tag Heuer étaient à Tignes en France pour l’envol de la saison 1997-98 de la Coupe du Monde de ski pendant le même week-end. On avait besoin d’une plus grande précision encore pour mesurer les courses en parallèle et en Géant dans les Alpes françaises.
Quand on vous dit que ce fut le week-end sans doute le plus excitant pour un journaliste en un demi-siècle, on n’exagère pas. Le moindre fait et geste était scruté à la loupe et quand Villeneuve est allé parler dans le casque d’Eddie Irvine après des essais libres du matin, tout le paddock a vibré.
Fallait retenir Christian Tortora pour l’empêcher d’aller casser la gueule à l’Irlandais.
NO CHEERING IN THE PRESS BOX
Parlons maintenant de Torto. Vous connaissez le mot d’ordre du journalisme sportif américain : No cheering in the press box. On pourrait traduire par : Pas d’acclamations dans la galerie de la presse.
Ben, le mot d’ordre a pris le bord cet après-midi-là à Jerez.
Même Céline Galipeau était tout énervée. Torto s’était installé avec son micro pour RDS en plein milieu de la grande salle de presse bondée. Avec ses mousquetaires de la radio française. Grigri, Lulu, Babu et les autres journalistes de la francophonie mondiale qui s’étaient réunis dans un bloc de la salle. Bernard Chevalier et Didier Braillon avec trois autres de L’Équipe, Lionel Froissart, des Suisses, des Belges, des Québécois... plus les Espagnols faisaient bloc contre les Allemands et les Italiens unis par Ferrari et Schumacher.
Quand Villeneuve a dépassé Schumacher qui s’est enfoncé dans le sable, on a entendu la plus formidable ovation jamais lâchée dans une salle de presse. Du grand délire. Torto avait les larmes aux yeux, lui qui parlait encore de Jacques Villeneuve en l’appelant « le gamin ».

Moi, je pompais ma pipe jusqu’à brûler le fourneau. Une belle Blatter de 200 $. Une pipe inoubliable que j’ai conservée pendant toutes ces années. Un trophée.
LA VRAIE FÊTE
Mais on a raté la vraie fête. Le vrai party.
Quand tout a été fini. Quand on a réussi à envoyer les 15 pages de textes pour le journal du lendemain. Quand on a rangé l’ordinateur encore bien gros et lourd dans ces années d’un autre siècle, on est allé s’écraser dans un resto de Séville où on prendrait l’avion le lendemain.
On a mangé dans la nuit douce andalouse, on s’est raconté des souvenirs d’il y a quelques heures puis on est allé se coucher en espérant pouvoir prendre l’avion le lendemain pour se rendre à Paris.
Évidemment, tous les vols étaient survendus et on se retrouvait sur une liste d’attente.
Pendant qu’on dormait enfin quelques heures, Schumacher, le grand méchant, et Jacques Villeneuve, le héros et héraut, se retrouvaient dans un bar-discothèque de Séville et chantaient en duo pendant que Schumacher accompagnait les nouveaux Simon and Garfunkel à la guitare.
Vingt-cinq ans plus tard, je m’en veux encore d’avoir raté la toune de Villeneuve. Je n’aurais pas eu besoin d’acheter son disque compact.