La pionnière qui prépare la naissance du Kraken

Nicolas Cloutier
Dans la MLB, le plafond de verre s’est brisé avec l’embauche de Kim Ng à titre de directrice générale des Marlins de Miami. La LNH, elle, s’approche petit à petit de ce moment historique.
Au cours des dernières années, les femmes ont pris du galon dans les bureaux du circuit Bettman. Hayley Wickenheiser, Kendall Schofield et Kate Madigan occupent des rôles importants au sein de leur équipe respective. En Suisse, Florence Schelling a fait les manchettes lorsqu’elle a été nommée DG du SC Berne.
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Et au moment d’écrire ces lignes, il y a une femme qui exerce beaucoup d’influence au sein de la 32e équipe de la LNH. Avant même d’élire un directeur général, la formation de Seattle a recruté Alexandra Mandrycky.
Mandrycky, une bachelière en génie industriel à Georgia Tech, n’était pas là pour jouer aux figurantes. Oh que non. Elle a été directement liée à l’embauche du DG Ron Francis. Ses recherches montraient que Francis avait une bonne feuille de route au repêchage et gérait prudemment la masse salariale, ce qui a plu au propriétaire Tim Leiweke.
Le titre officiel de Mandrycky? Directrice de la stratégie et de la recherche hockey. Mais pour tout dire, elle a été utilisée à toutes les sauces lors de la dernière année.
«Évidemment, on a commencé avec un personnel limité, alors j’ai porté beaucoup de chapeaux. Je suis heureuse que l’on ait embauché des employés plus spécialisés. Ma responsabilité première est de superviser le groupe de recherche et de développement. Donc, nos deux analystes, l’ingénieur de données et le développeur.
«L’autre volet, la partie stratégique, consiste vraiment à offrir une base de réflexion à Ron. On fait des recherches ciblées pour l’aider, par exemple, avec le plafond salarial et faire de la planification stratégique.»
Simulations à la tonne
Plusieurs mois nous séparent encore du repêchage d’expansion qui fondera les assises du Kraken de Seattle. Prévu en juin 2021, il pourrait fort bien être repoussé sachant que la prochaine saison de la LNH ne risque pas de s’amorcer le 1er janvier.
Détrompez-vous, toutefois, le Kraken se prépare depuis belle lurette. L’équipe s’est déjà prêtée à un nombre incalculable de repêchages simulés, et ce, même si les résultats de ceux-ci ne ressembleront sans doute en rien à ceux du jour J.
«J’aimerais pouvoir te donner un chiffre! Beaucoup, beaucoup, beaucoup de simulations... Ça fait certainement partie d’une routine. Quand on en faisait la saison dernière, particulièrement, on savait que la situation était tellement fluide, et le marché des joueurs autonomes a tout changé pour presque toutes les équipes.
«Tu es constamment en train de t’exercer à exécuter les étapes du plan. Il est davantage question de s’habituer à appliquer le processus parce que tu sais que tu n’obtiendras probablement pas les joueurs que tu sélectionnes en ce moment. On fait beaucoup de simulations en groupe, mais on en conduit aussi sur une base individuelle, donc je ne pourrais te donner le chiffre exact. Certainement des centaines.»
Impossible de tirer les vers du nez à Mandrycky concernant une potentielle stratégie étudiée par le Kraken. La brillante dame est extrêmement soucieuse de ne révéler aucune information qui saurait aider les autres équipes et ne mord pas aux hameçons tendus par l'auteur de ces lignes.
Elle avoue toutefois du bout des lèvres qu’elle prévoit moins de transactions que lors du repêchage d’expansion de 2017. Les Golden Knights avaient fait mal paraître bien des directeurs généraux. Parions qu’ils n’ont pas la mémoire courte.
«Je crois qu’on s’attend peut-être à moins de transactions par rapport à ce que Vegas a été en mesure de faire. Mais on espère certainement bâtir la meilleure équipe possible avec les ressources qui nous sont données. [...] Dans un monde idéal, tu es compétitif le jour 1, mais aussi le jour 2000.»
Le Kraken priorisera les trois critères suivants dans le recrutement des joueurs : vitesse, caractère et sens du jeu. Alors, comment analyse-t-on le quotient intellectuel en situation de jeu d'un hockeyeur avec des chiffres? C'est la question à mille dollars.
«Il s'agit assurément de l'une des portions les plus délicates de notre travail, mais je ne veux pas m'épancher sur nos méthodes... (rires).»
«Girl power» à Seattle
Mandrycky se remémore ses années avec le Wild du Minnesota, où elle a travaillé pendant quatre ans, de 2015 à 2019. Elle était toujours la seule femme autour de la table, une réalité qui la rendait parfois moins à l’aise.
Le Kraken semble résolu à adopter une approche plus progressiste. Il a fait de Cammi Granato la première recruteuse professionnelle de l'histoire de la LNH. Et il a aussi greffé l’analyste de données Namita Nandakumar à l’équipe supervisée par Mandrycky. Nandakumar a travaillé pendant près de deux ans (juillet 2018 à février 2020) avec les Eagles de Philadelphie, dans la NFL.
Il était spécial pour Mandrycky de voir une autre femme dans la pièce lors des rencontres avec les recruteurs au mois de janvier. Enfin, elle n’était pas seule : Granato était là.

«Je suis emballée à l’idée de voir le nombre de femmes croître. Je ne crois pas que ce soit un accident. Quand tu commences par avoir une femme dans ton organisation, ce nombre augmente, car les femmes peuvent plaider en faveur d’autres femmes. En tant que femme dans cette industrie, c’est une de mes responsabilités de le faire.»
Or, les hommes doivent également mettre la main à la pâte. Mandrycky est éternellement reconnaissante envers son ancien partenaire d’affaires Andrew Thomas, avec qui elle a fondé le défunt site-web war-on-ice.com, une ressource incontournable à l’époque. Lorsqu’il a été embauché par le Wild, Thomas avait fait valoir que Mandrycky et lui venaient en paquet de deux.
«C’est important que les hommes militent aussi pour toi. Quand tu es la seule femme, tout ce que tu fais est perçu comme le reflet de toutes les femmes en général. Parfois, ce n’est pas très juste. Je crois que toutes les femmes dans le milieu veulent rendre les autres fières, mais j’ai hâte au jour où il y aura tellement de femmes que l’on n’aura pas à être la porte-parole de tout un sexe.»
Voilà qui ferait l’affaire de Mandrycky qui, malgré son rôle indispensable au sein de la toute dernière équipe de la LNH, n’est pas friande des projecteurs. Dans un article publié par The Athletic au mois d’avril, l’ancien DG adjoint du Wild Shep Harder la décrivait comme une «supervedette sans prétention».
«Je pense que je me suis améliorée lors de la dernière année pour ce qui est de parler [de moi]. Mais je ne suis certainement pas quelqu’un qui recherche de l’attention (rires).»
À vrai dire, elle attend impatiemment le jour où le Kraken mettra sous contrat son premier joueur, ce qui n’est pas possible présentement, car Seattle ne deviendra officiellement une équipe que lorsque le dernier versement à la Ligue sera complété. Les Golden Knights avaient ainsi embauché leur premier joueur, Reid Duke, en mars 2017.
«Au sein du Kraken, on dit à la blague qu’on a hâte d’avoir des joueurs parce que l’attention sera finalement tournée vers eux!»
N’empêche, comme tout employé d’une équipe de la LNH, il lui arrive de rêvasser et de s’imaginer directrice générale.
«Je crois que tout le monde dans le milieu du hockey s’est déjà vu en train de prendre les décisions. Mais pour l’instant, je prends vraiment ça une étape à la fois et je profite pleinement du temps que je passe à travailler avec les gens du Kraken.»
Révolution statistique
On n’apprend rien à Mandrycky lorsqu’on lui indique qu’une révolution statistique se profile à l’horizon dans la LNH.
En effet, la Ligue a conçu une rondelle munie d’une puce qui générera une multitude de nouvelles données telles que la vitesse d’un joueur en temps réel, la vélocité de son tir ou encore la distance qu’il a parcourue au cours d’un match.
Évidemment, Mandrycky et son équipe n’ont aucune intention de rater la parade. Il sera cependant très important de séparer le bon grain de l’ivraie.
«Les possibilités semblent infinies avec ces données. Je crois que le défi pour un analyste est d’isoler ce qui est réellement important. On l’a vu lors des séries et lors du match des étoiles : ça enrichit certainement le produit offert par les télédiffuseurs et l’expérience des partisans. Mais notre travail est de dire à notre directeur général : "Parce que son joueur était en mesure de patiner à X miles à l’heure, alors..." Déterminer la valeur des différentes statistiques constituera une problématique.»
L’intégration de ces données dans les méthodes d’analyse ne sera pas immédiate. Après tout, Rome ne s’est pas faite en un jour.
«On ne sera pas en mesure de distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas dès le jour 1. On devra colliger les données de plus de matchs, voire plus de saisons, pour être en mesure d’identifier les données qui ont vraiment un impact.»
Chaque chose en son temps. La maîtrise de ces données, ce n’est pas pour demain, tout comme l’arrivée de la première DG.
Mais dans tous les cas, on progresse à vive allure.