France Wagner: choisir la vie quand tout s'effondre

Jean-Marie Lapointe
Il y a des gens qui, lorsqu'ils entrent dans une pièce, apportent avec eux une lumière qui semble inaltérable. France Wagner, qui dégage une énergie et une joie de vivre contagieuses, est de celles-là. Pourtant, son parcours est pavé d’épreuves qui auraient pu briser n’importe qui: la mort subite de son fils, à l’âge de sept ans, l’éclatement de son couple et, plus récemment, un incendie qui a ruiné son domicile. Dans son livre, Au malheur, j’ai choisi la vie, elle raconte comment elle a refusé de sombrer. Notre collaborateur s’est entretenu avec elle pour comprendre d’où lui vient cette force.
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France, ton livre vient de sortir et il touche déjà énormément de gens. Tu as 78 ans, tu es très active, pourquoi as-tu ressenti le besoin d'écrire cette histoire maintenant?
C’est quelque chose que je voulais faire depuis longtemps, mais la vie va vite. J'ai eu une carrière bien remplie chez Sun Life, IBM et Desjardins, et il fallait que je m’arrête pour écrire. C'est douloureux, tu sais, de replonger dans 40 ans de souvenirs, de revivre les pires moments. Mais c’était nécessaire. Je vois ce livre comme un legs. Mon fils Yann, qui est décédé il y a quatre décennies, n’a pas de pierre tombale; il est enterré sur un lot qui ne m'appartient pas. Ce livre, c’est ma façon d'honorer sa mémoire. C’est une longue lettre à mon fils, pour lui raconter ce que j'ai fait de ma vie après son départ, et pour dire aux gens qu'il est possible de survivre à l'inacceptable. Si mon témoignage peut donner de l'espoir à une seule personne dans la noirceur, j'aurai accompli ma mission.
L'épreuve fondatrice de ton parcours, c'est justement le décès de Yann. Il n'avait que sept ans. Comment une mère survit-elle à la perte de son unique enfant?
C’est hors nature. Tu ne peux pas imaginer que ton enfant va mourir avant toi. Yann était tout pour moi. Un jour, il m'a dit: «Maman, j'ai mal à la tête.» On l'a emmené à l'hôpital, on pensait qu'il s'était cogné à la garderie. Mais un petit vaisseau a éclaté au niveau de sa nuque. C'est très rare chez un enfant. Du jour au lendemain, c'était fini. Au début, c’est une bombe qui explose dans ta vie. C'est la fin du monde. Je pleurais 24 heures sur 24. Mais, cinq jours après les funérailles, je suis retournée au bureau. Je me disais: «Si je travaille, il y aura sept heures de moins où je vais pleurer.» Ce n'est pas que tu veux oublier — c'est impossible d'oublier —, mais j'ai une nature qui ne peut pas tolérer le malheur trop longtemps. Il fallait que je fasse quelque chose pour avancer.
On dit souvent que la mort d'un enfant est une épreuve fatale pour un couple. Vous formiez un tandem solide avec ton mari. Pourtant, vous n'avez pas résisté.
Non, et ç’a été le deuxième grand choc de ma vie. Il était l’homme de ma vie, je n’avais aucun doute là-dessus. Mais face au deuil, nous étions différents. Moi, je voulais parler de Yann, je voulais garder sa mémoire vivante. Lui, il voulait oublier. Il me disait: «Ça va aller, on va régler ça nous-mêmes», refusant l'aide extérieure. La déchirure s'est faite là. Trois ans après le décès de Yann, alors qu'on organisait une pendaison de crémaillère dans notre nouvelle maison, il m'a annoncé qu'il était amoureux de quelqu'un d'autre. J’ai eu l’impression de perdre la carte. J'avais perdu mon fils, et là, je perdais mon mari, mon pilier. C'était une trahison immense. J’ai demandé le divorce immédiatement. Avec le recul, je réalise qu'il fuyait la douleur que je représentais. J'ai appris récemment qu'il est décédé il y a 10 ans, sans que je le sache. C'est une page qui se tourne définitivement.
Tu t'es relevée de ces drames personnels, tu as bâti une carrière impressionnante et, alors que tu pensais avoir trouvé la paix dans ton refuge à L’Île-des-Sœurs, le sort s'acharne encore. Il y a quelques années, ton condo a été ravagé par les flammes.
Oui, c'était un 11 novembre. Je suis descendue au gym de l'immeuble pour une petite demi-heure d'exercice. En remontant, quelqu'un m'a dit: «Ça sent le feu». J'ouvre ma porte et je vois des flammes dans la cuisine. C'était probablement un court-circuit dans la cafetière. J'ai tout perdu. Mes meubles, mes vêtements, mon intimité. Heureusement, j'avais quelques souvenirs dans un casier au sous-sol qui ont été épargnés. C'est déstabilisant de ne plus avoir de chez-soi. J'ai dû habiter ailleurs pendant les rénovations, je ne me sentais nulle part à ma place. Mais encore là, tu relativises. J'ai perdu des choses matérielles. Comparé à la perte de mon fils, ce n'est rien. J'ai fait refaire le condo à neuf. C'est chez moi, mais c'est différent. C'est un autre deuil, celui de mon ancien cocon, mais j'ai appris que la sécurité ne vient pas des murs; elle vient de l'intérieur.
Justement, d'où te vient cette résilience incroyable? Tu as lu sur la résilience, tu as cherché des réponses, mais au fond de toi, quel est le secret?
Je crois sincèrement que tout part de l'enfance. J'ai été une enfant désirée, aimée, choyée. J'ai grandi sur le Plateau Mont-Royal, entourée de l'amour de ma mère et de la folie douce de mon père, pour qui rien n'était impossible. J'ai eu une base solide, un réservoir d'amour et de confiance qui m'a permis d'affronter les tempêtes plus tard. Quand le malheur frappe, je ne reste pas à terre. J'ai cet instinct de survie, cet amour de la vie qui reprend le dessus. Je me dis souvent: «Yann est mort à sept ans. Moi, je suis encore là. Ça pourrait s'arrêter demain matin.» Alors, le reste de ma vie, il faut que j'en profite. Le moment présent est devenu précieux.
Cette soif de vivre, tu la mets aujourd'hui au service des autres à travers Tel-Aide Montréal. Comment es-tu passée de la gestionnaire performante à l'écoutante empathique?
Ça a commencé après mon divorce. J'ai vu un reportage sur Tel-Aide qui disait qu'une vie avait été sauvée grâce à l'écoute. Ça m'a interpellée. J'ai suivi la formation, mais au début, c'était difficile! En tant que gestionnaire, j'étais habituée à résoudre des problèmes. Si tu me parlais d'un souci, je cherchais tout de suite la solution. À Tel-Aide, ce n'est pas ça. On n'est pas là pour donner des conseils, on est là pour offrir une présence bienveillante, authentique et sans jugement. Il a fallu que je switche mon cerveau, que j'apprenne à être vraiment dans la bulle de l'autre, à l'écouter pour lui, pas pour moi. Aujourd'hui, je suis présidente du CA, mais je continue de faire de l'écoute, souvent le soir. Être sur le terrain est important pour moi. Ça me permet d’avoir un meilleur regard avec mon équipe afin d’assurer la pérennité de Tel-Aide Montréal.
Tu dis que faire de l'écoute t'a rendue meilleure. C'est paradoxal, mais tu affirmes même que c'est un geste un peu égoïste?
(Rires) Oui, je le dis souvent aux nouveaux bénévoles! C'est égoïste parce que ça nous fait un bien immense. Quand tu écoutes la détresse de quelqu'un, quand tu entends la solitude, la souffrance, les idées noires, et que tu es juste là pour accueillir cette parole, tu réalises à quel point tu es chanceuse. Je rentrais chez moi après des quarts de nuit en me disant: «Maudit, que j'ai de la chance!» Ça remet tes propres petits bobos en perspective. Et puis, savoir que tu as peut-être fait une différence, même minime, dans la vie de quelqu'un, c'est gratifiant. On devient plus humain, plus sensible. On apprend à ne pas juger. Qui suis-je pour juger la vie de l'autre? J'ai appris que n'importe qui peut basculer. La ligne est mince.
Aujourd'hui, grâce à ton équipe et toi, Tel-Aide Montréal offre de nouveau un service 24/7. C'est une grande fierté pour toi?
Immense. Nous sommes désormais associés avec des organisations qui croyaient déjà en la cause et organisons des soirées-bénéfice. Cette année seulement, nous avons récolté plus de 400 000 $. Ça nous a permis d'embaucher des gens pour assurer la nuit, car on manquait de bénévoles pour ces heures difficiles. La détresse n'a pas d'heure, et la solitude, surtout chez les 50 ans et plus, est un fléau invisible, mais ravageur. Savoir qu'il y a toujours quelqu'un au bout du fil pour répondre, c'est essentiel.
France, si tu avais un message à laisser aux lecteurs de La Semaine qui traversent peut-être eux aussi une période sombre, quel serait-il?
Ne restez pas seuls. La résilience, c'est aussi savoir s'entourer. J'ai survécu parce que j'avais ma famille, mes amis, ma «deuxième famille», qui m'a écoutée quand j'avais besoin de parler. Il faut se libérer de sa peine. Et surtout, gardez espoir. La vie est une continuité. Elle nous surprend, parfois cruellement, mais elle nous offre aussi des cadeaux merveilleux si on accepte de les voir. J'ai vécu plusieurs épreuves, mais j'ai choisi de me relever à chaque fois. J'ai choisi la vie. Et à 78 ans, je peux vous dire qu'elle vaut encore la peine d'être vécue pleinement, un jour à la fois.
Le livre Au malheur, j’ai choisi la vie de France Wagner est publié aux éditions Bloom. Pour chaque livre vendu, 1$ est remis à l'organisme Tel-Aide Montréal.

BESOIN D'AIDE? Si vous ressentez le besoin de parler, Tel-Aide Montréal est là pour vous offrir une écoute empathique et sans jugement, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Montréal: 514 935-1101 Ailleurs: 1 877 700-2433