Fiasco SAAQclic: informé en 2020 des dépassements de coûts et des retards, Éric Caire craignait d’être un «triste spectateur»

Nicolas Lachance
La SAAQ avait signalé au Conseil du trésor des dépassements de coûts d’au moins 142 M$ pour le projet SAAQclic, à l’été 2020. Informé des risques de dérapage, le ministre Éric Caire craignait de devenir un «triste spectateur» et espérait un «plan de redressement»... qui n’a jamais été mis en œuvre.
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À cette période, la société d’État dévoilait officiellement les dépassements au Conseil du trésor.
«C’est dans les livres», a admis le fonctionnaire de carrière, Pierre E. Rodrigue.
«La SAAQ ne vous dissimule pas d’information», a répliqué le commissaire Denis Gallant.
Lundi matin, le commissaire a entendu la version de Rodrigue, ancien sous-ministre d’Éric Caire au ministère de la Cybersécurité et du Numérique.
«Un vieux fonctionnaire comme moi savait que ça ne pouvait pas coûter seulement 458 M$ (...) Chaque année de plus, c’est une année de coûts supplémentaires.»
Devant l’augmentation des coûts, Rodrigue a compris que le projet contrevenait au cadre légal et réglementaire en vigueur.
En 2014, la SAAQ avait obtenu une dérogation pour contourner les règles de surveillance du Trésor dans la gestion de ses projets informatiques.
Mais en 2017, les libéraux ont resserré ces règles. L’organisation devait désormais obtenir une autorisation. Or, la SAAQ omettait de s’y conformer.
Le ministre Caire et le secrétaire du Conseil du trésor, Éric Ducharme, ont été informés.
Selon des documents déposés devant le commissaire Gallant, à l’automne 2020, le projet CASA/SAAQclic était en zone rouge en raison d’un «report important de la mise en œuvre».
«Je ne pouvais pas laisser ça au vert, ç’aurait été irresponsable», a déclaré Rodrigue. Le contrat se consumait plus vite que prévu.
Le document devait être présenté au Conseil du trésor, alors présidé par Sonia LeBel. Le ministre délégué à la Transformation numérique, Éric Caire, avait été informé des déboires du projet lors d’une rencontre.
Conséquence: le contrat de dix ans se terminera un an plus tôt, et une année d’entretien sera retranchée pour permettre la poursuite du projet pendant une année supplémentaire.
Tristes spectateurs
Selon le procès-verbal de la rencontre, Caire aurait déclaré: «Est-ce qu’on a l’autorité ou on est les tristes spectateurs?»
Il souhaitait un plan de redressement. L’équipe voulait connaître le nom, le coût et l’échéancier détaillé de tous les projets du programme CASA, ainsi qu’une revue trimestrielle et une feuille de route.
Ce plan a bel et bien été préparé, mais jamais mis en œuvre ni réclamé à la SAAQ.
«Nous ne l’avons pas fait, volontairement», a mentionné Rodrigue. La SAAQ a plutôt rassuré les représentants du Trésor lors d’une rencontre.
«Je ne sentais pas qu’on était à la dérive», a dit l’ex-sous-ministre.
Même lorsqu’il a appris que le budget atteignait finalement 682 M$ en 2021, en compagnie du ministre François Bonnardel, Rodrigue n’était pas inquiet.
La SAAQ lui avait pourtant toujours mentionné un budget de 493 M$.
Le sous-ministre recommandait même que la SAAQ obtienne une nouvelle dérogation pour se dissocier des règles contractuelles du Trésor.
Rodrigue a aussi défendu le travail de Karl Malenfant, architecte du projet. Selon lui, la SAAQ a mené à terme un projet fonctionnel.
«On sentait qu’il se passait quelque chose à la SAAQ», a-t-il noté. «Ils ont travaillé fort et ont tout de même livré quelque chose qui fonctionne.»
En matinée, Rodrigue a expliqué le rôle qu’il a joué dans l’appareil gouvernemental durant le fiasco.
Problèmes connus
En février dernier, notre Bureau parlementaire révélait que Rodrigue connaissait les problèmes liés à SAAQclic. Il admirait la «vision» de Karl Malenfant. Selon nos informations, il était au courant depuis longtemps des risques ayant mené à une explosion des coûts, atteignant 500 M$.
À l’époque, Rodrigue était sous-ministre du Numérique et dirigeant principal de l’information du gouvernement. Il était aussi responsable de la transformation numérique du gouvernement Legault, en étroite collaboration avec Malenfant.
Lors de nos révélations en février 2025, Rodrigue venait d’être nommé président de l’Office des professions. Sa nomination, pourtant entérinée par le Conseil des ministres, a été annulée par Sonia LeBel en raison de son rôle dans le scandale.
De mèche?
Dès l’été 2020, la SAAQ savait qu’elle devrait injecter près de 200 M$ supplémentaires dans le projet. Il manquait alors 800 000 heures pour compléter la deuxième des trois phases du programme CASA.
Une entente confidentielle a été conclue le 30 septembre 2020 avec les entreprises contractantes. Deux jours plus tard, une réunion virtuelle réunissait Éric Ducharme, Rodrigue, la PDG de la SAAQ Nathalie Tremblay et Karl Malenfant. Le sous-ministre Rodrigue a assuré que la SAAQ ne l’avait pas informé de la teneur de l’entente.
Nos sources affirment que les dirigeants de la SAAQ avaient signalé à Rodrigue les problèmes d’arrimage et de coûts dès la création du ministère de la Cybersécurité et du Numérique, en janvier 2022.
Karl Malenfant, alors vice-président de l’expérience numérique à la SAAQ, offrait une «collaboration de tous les instants», avait écrit Rodrigue dans une publication consultée en février dernier.
Rappelons qu’en 2022, les rencontres se sont multipliées entre les proches d’Éric Caire et les responsables du projet jusqu’au déploiement.
Caire suivra
Selon une demande d’accès à l’information, la palme revient à Pierre E. Rodrigue: pas moins de dix rencontres ont eu lieu entre lui et Karl Malenfant pour discuter du projet CASA, entre l’automne 2020 et le déploiement de SAAQclic.
À la suite du rapport du Vérificateur général du Québec, des révélations du journal Le Devoir et de notre Bureau parlementaire concernant l’implication d’Éric Caire dans le dossier SAAQclic, le ministre de la Cybersécurité et du Numérique a démissionné.
Quelques jours plus tard, le premier ministre annonçait la mise en place d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur ce fiasco.
L’ex-ministre Éric Caire et son ancienne directrice de cabinet seront les prochains à témoigner.
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