Ingérence étrangère: un jeune dissident a peur de la dictature saoudienne, même au Québec
Fares devra toujours se cacher du pays qu'il a fui alors qu'il était adolescent


Sarah-Maude Lefebvre
On parle beaucoup d'ingérence étrangère depuis quelques années, tout en voyant rarement les visages. Plusieurs personnes craignent de parler des représailles qu'elles subissent de pays étrangers ici, en sol canadien. Au cours des derniers mois, notre Bureau d'enquête est allé à la rencontre de ressortissants qui ont accepté de nous raconter leur réalité, qui est celle de vivre dans la peur au Québec, en 2024.
Un jeune réfugié qui s'est enfui de l'Arabie saoudite croit qu'il ne sera jamais totalement protégé contre cette dictature, même au Québec.
Au téléphone, sur l’application sécurisée Signal, Fares (nom fictif) est constamment sur ses gardes. À chacune de nos questions, il réfléchit un long moment, quand il ne refuse pas carrément de répondre. Un détail de trop et il pourrait se retrouver sur le radar des puissantes autorités saoudiennes. Et si ça arrive, croit-il, ce n’est pas le Canada qui pourra le protéger.
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«Je ne pense pas qu’on me cherche, mais je prends des précautions, car il est possible que je sois sous surveillance. Je ne suis pas certain de ce qui pourrait m’arriver, mais tout est possible. Regardez ce qui est arrivé à Jamal Khashoggi. Il n’aurait pas pu se douter qu’un jour, il entrerait dans un consulat, un endroit sécuritaire, et qu’il en ressortirait en morceaux. Je ne suis pas une grosse pointure comme lui (pour le régime), mais on ne sait jamais», lance le jeune homme.
Convoqué au consulat de l’Arabie saoudite à Istanbul en Turquie, en octobre 2018, le journaliste basé aux États-Unis et dissident Jamal Khashoggi y a été torturé, tué et mutilé. En 2019, la rapporteuse spéciale des Nations unies, Agnès Callamard, a attribué la responsabilité de ce meurtre à l’Arabie saoudite.

Une vie secrète
Nous ne pouvons exposer les raisons pour lesquelles Fares a dû quitter son pays brutalement pour trouver refuge, seul, au Canada, ni ce qui est advenu de sa famille, pour des raisons de sécurité.
Mais le jeune homme résume la situation en s’autoqualifiant de «dissident».
«L’Arabie saoudite a toujours été une dictature. Mais il y avait auparavant une certaine latitude en matière de liberté d’expression. Depuis l’arrivée de Mohammed ben Salmane au pouvoir, il y a environ une décennie, ce n’est plus un pays où il fait bon vivre. On peut parler de la température ou de choses légères, mais c’est impossible d’exprimer le fond de sa pensée sans se retrouver en prison [...] Il faut obéir, sans jamais poser de questions», dit-il.

Fares est extrêmement reconnaissant de l’accueil que lui a réservé le Canada. «Je suis content d’être dans un pays où les autorités n’ont pas de pouvoir sur ta vie, au quotidien», lance-t-il.
Néanmoins, ce dernier prend plusieurs précautions pour demeurer sous le radar des agents saoudiens qui surveillent les dissidents à l’étranger. Peu de personnes de son entourage connaissent son passé.
«La plupart des Saoudiens qui sont ici le sont pour leurs études. On me demande souvent si c’est le cas. Je reste vague. J’évite le plus possible les questions précises», dit-il.
Des dissidents surveillés de près
Les craintes de Fares ne relèvent pas de la fiction. Établi au Québec, le dissident saoudien Omar Abdulaziz, un proche de Jamal Khashoggi, a affirmé avoir reçu la visite d'agents du régime saoudien à Montréal, peu après l’assassinat de son ami. Il a aussi déclaré au média britannique The Guardian en 2020 avoir été prévenu par la Gendarmerie royale du Canada qu’il était une cible potentielle du régime saoudien.
«Je me sens plus en sécurité ici qu’en Arabie saoudite, c’est certain. Mais demain, je pourrais devenir une cible. Il n’y en a pas des tonnes, de Saoudiens, au Canada. Et l’Arabie a les moyens, le pouvoir et les ressources pour nous trouver», dit Fares.
Chose certaine, il ne pourra jamais retourner dans son pays d’origine. Le juge qui a accepté sa demande d’asile politique l’a écrit noir sur blanc: sa vie là-bas était en danger quand il est parti.
«C’est vraiment difficile de quitter ta famille, le peuple avec qui tu partages ta langue et ton histoire, l’amour de ton pays. Personne ne pourrait vouloir plus que moi vivre dans son pays. Mais c’est le prix à payer pour s’opposer au manque de libertés civiques».
- C'est l'un des pays ayant les pires bilans au monde en matière de droits de la personne
- Selon Amnistie internationale, plusieurs personnes ayant manifesté pacifiquement ou ayant exercé leur liberté d'expression y ont été condamnées à de lourdes peines de prison et parfois à la mort, y compris des personnes mineures.
- Des dissidents saoudiens au Canada ont déjà été avisés par les services policiers et de renseignement que leur vie était menacée par l'Arabie saoudite.
Le Canada doit réagir
Fares vit dans la peur. Constamment. Au point qu’il veuille cacher la moindre information pouvant l’identifier, comme la région du Québec où il demeure.
Il ne peut s'empêcher de blâmer les autorités qui ne protègent pas assez, selon lui, les dissidents qu’on accepte d’accueillir au pays, ce qui amène plusieurs Québécois à vivre dans un état de peur constant.
«Le Canada peut faire mieux. Un militant sikh a été tué ici [Hardeep Singh Nijjar, en Colombie-Britannique, en juin 2023, NDLR] et les services secrets n’ont rien fait, même s’ils avaient été prévenus du danger qui le guettait. Je dis ça avec toute la gratitude du monde, mais c’est la réalité. Le Canada connaît les menaces qui guettent des dissidents qui viennent trouver refuge ici. Il pourrait agir pour nous protéger.»
Au moment de publier ces lignes, l'Ambassade du Royaume d'Arabie saoudite n'avait pas donné suite à notre demande d'entrevue.
- Avec la collaboration de Chrystian Viens et de Yves Lévesque
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