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L'article provient de Bureau d'enquête

Ingérence étrangère: une Montréalaise d'origine ukrainienne craint d'être attaquée en pleine rue

Anna n’ose plus parler en ukrainien lorsqu'elle se trouve en public depuis le début de l'invasion russe

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Photo portrait de Sarah-Maude Lefebvre

Sarah-Maude Lefebvre

2024-06-02T04:00:00Z
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On parle beaucoup d'ingérence étrangère depuis quelques années, tout en voyant rarement les visages. Plusieurs personnes craignent de parler des représailles qu'elles subissent de pays étrangers ici, en sol canadien. Au cours des derniers mois, notre Bureau d'enquête est allé à la rencontre de ressortissants qui ont accepté de nous raconter leur réalité, qui est celle de vivre dans la peur au Québec, en 2024.

Ukraine 🇺🇦
  • L'Ukraine a été envahie par la Russie en février 2022.
  • Les Nations Unies ont recensé 11 000 décès depuis, mais estiment les chiffres réels «plus élevés»,
  • Depuis la chute de l'URSS, la Russie a effectué plusieurs interventions armées en Ukraine.
  • Elle a notamment annexé de force la péninsule de la Crimée en 2014.
  • La région du Donbass a aussi fait l'objet d'une guerre intermittente entre l'Ukraine et des séparatistes russes de 2014 à 2022.

Anna (nom fictif) n’ose plus parler en ukrainien dans les rues de Montréal, car elle redoute d’être attaquée, chose qu’elle croyait auparavant impensable au Canada.

Cela fait au moins trois fois au cours des derniers mois que la jeune mère de deux enfants se fait agresser verbalement par des locuteurs russes qui l’entendent s’exprimer dans sa langue maternelle.

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• À lire aussi: Ingérence étrangère: un jeune dissident a peur de la dictature saoudienne, même au Québec

Sur Twitter, un militant prorusse a même identifié son ancien employeur. Depuis, Anna vit dans la peur. Celle qui avait accordé des entrevues à plusieurs médias lors de l’invasion russe il y a deux ans refuse maintenant de s’exprimer à visage découvert. C’est trop risqué, selon elle. Elle craint, si elle est identifiée, qu'on la harcèle dans les rues ou sur les réseaux sociaux. Ou pire. 

«Avant l’invasion de l’Ukraine en 2022, ça ne m’inquiétait pas lorsque j’entendais quelqu’un s’exprimer en russe dans la rue ou dans les transports en commun. Maintenant, j’ai le réflexe de m’éloigner. Je mets aussi mon téléphone en mode avion lorsque j’approche de la colline où se trouve le consulat russe, car je suis consciente qu’ils pourraient posséder des technologies pour retrouver les gens», dit-elle.

Des véhicules blindés russes détruits dans la ville de Bucha, à l'ouest de Kiev, le 4 mars 2022.
Des véhicules blindés russes détruits dans la ville de Bucha, à l'ouest de Kiev, le 4 mars 2022. Photo AFP

Le laxisme canadien

Anna est amère. Elle accuse son pays d’adoption, le Canada, de laxisme face à la persécution dont sont victimes des milliers de ses concitoyens qui ont des racines dans des pays dictatoriaux ou en guerre.

«On est beaucoup plus lousses [que d’autres pays] en matière de sécurité nationale. On le voit avec les postes de police chinois ou encore avec l’assassinat politique d’un leader sikh l’an dernier. Comme si on ne comprenait pas dans quel monde on vit et à quel point il faut faire attention», dit celle qui travaille pour la fonction publique fédérale depuis quelques années.

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Née dans les années 1980 en Russie d’un père russe et d’une mère ukrainienne, Anna a grandi à Ternopil, en Ukraine. Grâce à des bourses, elle a étudié aux États-Unis quelques années avant de s’établir ici en 2015. Mariée à un Québécois, elle a appris rapidement le français et s'est impliquée dans la communauté ukrainienne de Montréal.

«En 2020, lorsque mon premier enfant est né, j’ai accroché le drapeau de l’Ukraine à sa poussette. Je suis une fière Ukrainienne. Mais je ne ferais plus ça aujourd'hui. Par peur de provoquer quelqu’un», dit-elle.

Plusieurs incidents

C’est qu’Anna et d’autres membres de la communauté ukrainienne affirment subir depuis plusieurs mois de l’intimidation en raison de leur nationalité d'origine.

«Il y a quelques semaines, j’étais chez Ikea. Ma fille s’amusait et je me suis penchée pour lui parler. Un couple s’est approché de moi pour me dire en russe: “N’as-tu pas honte d’avoir oublié la langue de ta patrie?”. Je leur ai demandé en français s’il y avait un problème. Ils se sont rapprochés de moi et l’homme a commencé à m’insulter. Ils sont partis quand mon mari est arrivé», relate Anna.

«Dans la tête de plusieurs Russes, notre langue, la langue ukrainienne, n’existe pas et c’est une insulte lorsqu’on la parle», dit-elle.

L’an dernier, lors d’une manifestation pacifique devant le consulat russe, Anna, alors enceinte de huit mois, a aussi été suivie et harcelée par une femme russophone, selon une vidéo que nous avons pu consulter et que nous avons choisi de ne pas publier pour protéger son identité. Elle a dû trouver refuge au consulat polonais situé à proximité.

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Dans une autre vidéo que nous avons vue, elle a aussi été témoin d’une altercation entre son amie ukrainienne et deux hommes russophones qui s’en sont pris à elle à leur sortie du consulat russe au printemps dernier. Ces derniers ont dit à Anna et à son amie, qui manifestaient pacifiquement devant le consulat, que tous les Ukrainiens devraient mourir et qu’une bombe nucléaire devrait frapper l’Ukraine.

Anna a également relaté à notre Bureau d’enquête des cas de harcèlement subis par d’autres membres de la communauté ukrainienne au cours des derniers mois. Michael Shwec, président de la section québécoise du Congrès des Ukrainiens canadiens, confirme qu'il ne s'agit pas de cas isolés. «L'intimidation directe nous est rarement rapportée, car les gens ont peur. Mais on nous rapporte beaucoup de cas de vandalisme, notamment sur des voitures qui affichent le drapeau de l'Ukraine. Même une église orthodoxe ukrainienne de Montréal a été vandalisée l'été dernier», rapporte celui dont le propre véhicule a été abîmé par des vandales. 

En sécurité nulle part

«Une écrivaine ukrainienne que j’aime beaucoup, Oksana Zaboujko, a écrit que les Ukrainiens doivent se rendre compte qu’ils vivent une guerre existentielle et qu’il n’existe plus de terrain sécuritaire pour eux nulle part, ni en Ukraine ni ailleurs. On est toujours ciblés. Je crois qu’elle a raison», dit Anna.

La jeune femme dit prendre maintenant plusieurs précautions pour sa sécurité. Elle garde notamment son adresse secrète. «Je suis contente car la porte de l’immeuble est barrée et on a un interphone.»

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Elle insiste: sa peur n’est rien comparée à celle de ses parents demeurés en Ukraine et qui vivent dans la hantise d’un bombardement. Néanmoins, elle déplore que plusieurs membres de la communauté ukrainienne se sentent abandonnés par les autorités canadiennes.

«Certains pays prennent action. L’Islande a fermé l’ambassade russe. Ici, au Canada, j’ai l’impression qu’on n’est pas sensibilisés aux mesures de base de sécurité nationale [...] On vit trop dans un monde de licornes roses.»

Faux, rétorque le consul russe
Le consul général de la Fédération de Russie à Montréal, Alexander Aleksandrovich Noskov.
Le consul général de la Fédération de Russie à Montréal, Alexander Aleksandrovich Noskov. BEN PELOSSE/LE JOURNAL DE MONTRÉAL

Le consul général de la Fédération de Russie à Montréal, Alexander Aleksandrovich Noskov, qui nous a accordé une entrevue, nie que la Russie puisse s'en prendre à des ressortissants ukrainiens en sol canadien. 

«Je ne pense pas non plus qu'il y ait des tensions (entre les personnes d'origine ukrainienne et russe au Québec). Certes, elles peuvent être divisées, mais il y a encore des amitiés [...] Pour moi, ces histoires [d'intimidation] sont des contes de fées. Des histoires que les gens racontent pour attirer la pitié. Des Russes qui vivent ici pourraient raconter les mêmes histoires», a-t-il commenté. 

– Avec la collaboration de Chrystian Viens et d'Yves Lévesque

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