En Ukraine, les portes de l'enfer


Mathieu Bock-Côté
Tout va vite. Très vite. Jeudi dernier, à la surprise de tous, la Russie de Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine, avant de trouver devant elle une résistance qui l’étonne, et la désoriente.
L’armée russe s’imaginait faire une promenade de santé, accueillie en libératrice. Elle se découvre détestée par ceux qui lui rappellent qu’un envahisseur n’est pas un sauveur, et que l’Ukraine est un pays à part entière, soucieux de son indépendance, prêt à se battre pour elle. Et elle est tentée de changer de stratégie, pour renouer avec la brutalité qu’on lui connaît historiquement.
Surtout, Vladimir Poutine, contrarié par les événements, a osé transgresser le tabou des tabous, en envisageant ouvertement l’usage du feu nucléaire. Son coup de force ne se passe pas comme il l’avait souhaité. Son échec relatif, pour l’instant, lui donne la tentation de la radicalisation.
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Nucléaire
L’événement est majeur : la guerre froide avait fait de l’arme nucléaire une arme de dissuasion. Vladimir Poutine banalise ici son usage possible, et menace de l’utiliser à des fins tactiques. On aura compris qu’il s’agit de terroriser mentalement les Occidentaux, en leur montrant jusqu’où il est prêt à aller.
À l’Ouest, on relativise les bravades de Vladimir Poutine. On préfère croire qu’il bluffe. Mais on préférait croire cela aussi avant l’invasion. On sous-estime une chose : le propre d’une guerre est de ne jamais se dérouler comme on le prévoit, et de conduire ceux qui la mènent et la subissent bien plus loin qu’ils ne le croyaient à son déclenchement.
Il vaut la peine de se tourner un instant vers le philosophe Roger Caillois, aujourd’hui oublié, mais qui s’était intéressé à ce qu’on pourrait appeler les effets psychiques de la guerre. Il avait proposé un concept : celui de vertige. Une société est emportée par le vertige, disait-il, quand elle voit s’ouvrir devant elle les abîmes de son propre anéantissement, quand l’inimaginable devient possible.
Car il y a une jouissance morbide à l’idée de flirter avec la mort, la sienne et celle des autres. Et quand surgit la guerre, le vertige s’empare d’une civilisation. Dès lors, la tentation du pire peut s’emparer de tous les esprits, même les meilleurs, même les plus vaillants. C’est à qui poussera le plus loin la rhétorique destructrice.
Prudence
On verra peut-être là une pensée psychanalytique à deux sous. À tort. Car le propre de la civilisation est de refouler, de contenir, d’inhiber la part chaotique de l’homme, à laquelle il est toujours tenté de consentir, car le bien et le mal s’entremêlent d’énigmatique manière dans son âme, son cœur et son esprit.
La tentation est forte, actuellement d’en rajouter et d’emprunter une rhétorique toujours plus guerrière. On devrait pourtant célébrer les hommes d’équilibre, ceux qui savent que le monde est toujours au bord du gouffre, et qu’une paix négociée et imparfaite est généralement à une montée aux extrêmes dont peut sortir le pire quand s’ouvre la porte des enfers.