Dessiner le silence et la résilience

Jean-Dominic Leduc
Manu Larcenet loge au panthéon du 9e art. Que ce soit via les albums Le combat ordinaire, Blast, Le retour à la terre (avec Ferri), Donjon parade (avec Sfar et Trondheim), Le Rapport de Brodeck (adapté du roman de Philippe Claudel), Thérapie de groupe, il s’affirme comme le prince noir de la bande dessinée contemporaine, tant dans le spectre de la comédie que celui du drame, qu’il fréquente avec une aisance inédite. Sa récente adaptation de La Route du romancier américain Cormac McCarthy prouve qu’il porte en lui le chaos nécessaire afin d’enfanter une étoile qui danse.
Lorsqu’on lui proposa d’adapter La Route de McCarthy, Larcenet ignorait tout du prix Pulitzer et de son statut d’œuvre culte.
« J’avais vu le film que j’avais bien aimé, ainsi que No country for old men, sans plus. Je pensais – à tort – que ce roman était anonyme », avoue l’artiste français.
« Pour la première fois de ma vie, j’ai dû rédiger une lettre de motivation adressée à McCarthy. Nous étions trois artistes à soumissionner. C’est moi qui l’ai eu ! »

Impossible d’imaginer qui que ce soit d’autre à la barre de cette magistrale adaptation en séquence narrative illustrée. Car non seulement Larcenet fait de ce chef-d’œuvre du 5e art un chef-d’œuvre du 9e, il le fait sien au point où l’on oublie McCarthy.
« J’avais bouclé une trentaine de pages lorsque j’ai appris son décès. J’ai reçu ça comme un coup de massue, car il ne serait plus là pour me dire si je le trahissais », dit-il.
Monde d’après
Si André Franquin nous avait mis en garde contre l’irrémédiable désastre à venir avec ses Idées noires, et alors qu’Héctor Oesterheld et Francisco Solano López nous ont plongés au cœur de l’apocalypse avec L’éternaute, Manu Larcenet nous convie quant à lui au monde « d’après », là où l’humanisme cède le pas au survivalisme sauvage.
Un père et son fils sillonnent une route dans l’espoir de trouver refuge. Tout autour d’eux flottent désolation et cendres.
« Dans mon adaptation du roman Le Rapport de Brodeck, j’avais mis en images l’humidité des montagnes. Ici, je me suis mesuré aux nombreuses possibilités graphiques de la cendre. J’ai bossé dur, car au début, c’était trop propre. J’ai donc gommé les pieds des personnages, comme s’ils marchaient sur un nuage », confie l’artiste.
Le principal défi de cette adaptation réside à n’en point douter dans sa mise en images. Comment transposer ce roman atypique comptant somme toute peu de dialogues en cases ?
« Ce qui était compliqué, c’était de faire comprendre la notion du temps qui passe dans cette succession de saynètes. Comme il y a peu de texte, j’ai voulu noyer le lecteur dans une surabondance graphique. Question de me mettre au diapason du rythme du roman. »
Travaillant ses cases comme des gravures à la Gustave Doré, Larcenet dote le récit d’une époustouflante syntaxe graphique, dessinant le silence comme pas un. D’ailleurs, c’est la toute première fois qu’il propose un dessin strictement réaliste.
« C’est terrible ! » s’amuse-t-il.
Il s’octroie d’ailleurs quelques réjouissantes libertés, dont l’insertion d’oiseaux dessinés par le grand Sempé « parce que j’étais incapable de les dessiner aussi bien que lui ».
Un puissant contraste qui nous pourfend l’âme.
Chef-d’œuvre droit devant
Finalement, La Route se traverse comme un rêve fiévreux dont on ressort étourdi et transfiguré.
Nous arpentons l’inconcevable et l’insoutenable, le souffle coupé par le majestueux génie graphique de Larcenet.
L’émérite artiste réussit à densifier et stratifier la charge émotive du roman. Comme le disait si justement l’humoriste français Pierre Desproges : « J’aime bien les histoires qui finissent mal. Ce sont les plus belles, car ce sont celles qui ressemblent le plus à la vie. »
Larcenet nous fait ici cadeau d’une œuvre qui transpire la résilience, qui insuffle une violente et nécessaire pulsion de vie.
♦ L’album La route arrive au Québec le 15 mai.