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L'article provient de Bureau d'enquête

Des acteurs québécois d’origine chinoise ont refusé de jouer au Théâtre Duceppe par crainte de représailles de la Chine

Près de la moitié des comédiens sélectionnés ne se sont jamais présentés à l’audition, selon le codirecteur

La pièce «Chimerica», présentée au Théâtre Duceppe, traite de la répression sanglante survenue à la place Tian'anmen en 1989.
La pièce «Chimerica», présentée au Théâtre Duceppe, traite de la répression sanglante survenue à la place Tian'anmen en 1989. PHOTO FOURNIE PAR Théâtre Duceppe
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Photo portrait de Sarah-Maude Lefebvre

Sarah-Maude Lefebvre

2024-01-18T22:25:00Z
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Le Théâtre Duceppe a peiné à recruter des acteurs d’origine chinoise pour sa nouvelle pièce, qui a pris l’affiche mercredi à Montréal et qui traite du massacre de la place Tian’anmen, parce que plusieurs comédiens craignaient de subir les représailles du gouvernement chinois.

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Difficile de trouver un exemple plus concret des répercussions de l’ingérence chinoise sur les citoyens canadiens. «On ne se doute pas à quel point le régime chinois a encore une place dans la vie [des Québécois d’origine chinoise] et un ascendant sur leurs décisions, même s’ils n’habitent plus en Chine», lance le codirecteur du Théâtre Duceppe David Laurin. 

Ce dernier était présent lors des auditions en 2020 de la pièce Chimerica, qui sera à l’affiche pour un mois à Montréal. Une vingtaine de comédiens québécois d’origine chinoise avaient été convoqués, la pièce se déroulant en français, anglais et mandarin. 

Image de la pièce «Chimerica», présentée actuellement au Théâtre Duceppe.
Image de la pièce «Chimerica», présentée actuellement au Théâtre Duceppe. PHOTO FOURNIE PAR Théâtre Duceppe

Du jamais vu

«Sur l’heure du midi, on a remarqué qu’entre la moitié et le tiers des acteurs ne s’étaient pas présentés à l’audition, ce qui est quelque chose qui n’arrive jamais [dans le milieu du théâtre]. Il y a tellement peu d’auditions au Québec que lorsqu’il y en a, je peux te confirmer que les acteurs se déplacent!» a-t-il raconté au Journal.

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C’est une interprète présente sur place qui a révélé au directeur et au metteur en scène que certains acteurs hésitaient déjà depuis plusieurs jours à se présenter aux auditions, par peur de représailles de Beijing en raison du thème de la pièce (voir ci-bas). 

«C’est cette interprète qui nous a fait comprendre que ces gens-là risquaient beaucoup [...] En allant porter cette parole-là sur scène et dire que oui, Tian’anmen, c’était vraiment un massacre qui a fait des milliers de morts, ces [comédiens] vont à l’encontre de ce que le régime chinois désire que les gens sachent», explique David Laurin. 

  • Écoutez l'entrevue avec Jean-Louis Fortin, directeur du Bureau d’enquête de Québecor au micro d’Alexandre Dubé via QUB radio :

Un risque réel

Finalement, les six comédiens nécessaires au déroulement de la pièce ont été engagés, certains d’entre eux indiquant qu’ils étaient prêts à le faire, car ils comptaient ne jamais retourner en Chine. 

«C’est [pendant le processus d’auditions] qu’on a compris à quel point c’était du sérieux et que ce n’est pas un mythe quand on parle de l’espionnage des ressortissants chinois. C’est bien réel. Le salaire moyen d’un acteur au Québec n’est pas très élevé. Si tu refuses d’aller à une audition parce que tu ressens un risque, c’est que ce risque est sérieux», dit M. Laurin. 

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Le comédien Alexandre Goyette a également déploré la situation au micro de l’émission Puisqu’il faut se lever au 98,5 FM, jeudi matin. «C’est révoltant, mais c’est la réalité. On a parlé des postes de police secrets chinois qu’il y a un peu partout au Canada [...] Les comédiens asiatiques qui jouent dans ce spectacle [...], c’est très courageux de leur part.»

PHOTO FOURNIE PAR Théâtre Duceppe
PHOTO FOURNIE PAR Théâtre Duceppe

Cette peur des représailles n’étonne pas les militants prodémocratie comme le professeur de McGill en cybersécurité et porte-parole de Action Free Hong Kong Montreal, Benjamin Fung. 

«Je ne suis pas surpris. Les gens ont peur de la Chine, même au Canada. C’est le cas aussi de la communauté hongkongaise. Quand on a commencé à organiser des manifestations en 2019, nous avions 200 participants. Aujourd’hui, moins de dix personnes se présentent. Ils ont peur d’être pris en photo [par des gens qui travaillent pour le régime chinois]», dit-il. 

Appelée à commenter, l’Union des artistes s’est dite «excessivement sensible» à la peur de représailles des interprètes, mais a indiqué que ses moyens d’action étaient limités puisque la situation concerne un pays étranger. 

Pourquoi ont-ils peur?

Nous avons demandé à Artur Wilczynski, ex-haut fonctionnaire dans le domaine de la sécurité nationale, maintenant à l’Université d’Ottawa, ce qui motive la crainte de certains ressortissants chinois de déplaire à Beijing. 

Q. Est-ce que les acteurs d’origine chinoise qui ont refusé de participer à cette pièce ont raison de craindre des représailles?

R. Une pièce de théâtre qui représente ce qui s’est passé à Beijing à la place Tian’anmen, c’est vraiment problématique pour le gouvernement chinois. Il ne veut pas que cet événement historique soit reconnu, particulièrement par les membres de la diaspora chinoise. Je comprends pourquoi certains comédiens ont voulu éviter de prendre le risque. 

Q. Pourquoi le gouvernement chinois réagit-il autant à l’évocation de cet événement historique?
NDLR: Manifestations étudiantes et ouvrières au printemps 1989 qui se sont conclues par la mort de milliers de Chinois.

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R. Cet événement historique a démontré deux choses: premièrement, qu’une partie du peuple chinois lutte contre le gouvernement et pour la démocratie. Cela fait peur au Parti communiste, pour qui la chose la plus importante est le contrôle. Or, ce qui s’est passé à la place Tian’anmen, c’est justement un manque de contrôle qui a amené la Chine à avoir recours à ses militaires. Des milliers de gens ont été tués par leur propre gouvernement. C’est quelque chose que le gouvernement veut nier et cacher à tout prix. 

Q. Beijing s’intéresse-t-il vraiment à ce que disent et font ses ressortissants à l’étranger?

R. Ça dépend. Une manifestation ou une pièce de théâtre qui fait la commémoration du massacre de la place Tian’anmen, c’est assez important pour déplaire au gouvernement de la République populaire de Chine. Ça ne me surprendrait pas qu’une pièce de théâtre avec ce profil suscite l’intérêt du gouvernement chinois. [...] Il y a des réseaux formels et informels qui font de la surveillance. Dans ce cas-ci, sans doute quelqu’un dans la communauté va-t-il faire un rapport et envoyer un message à des membres du gouvernement chinois qui vont en prendre note. 

Q. Quelles sont les représailles possibles pour un ressortissant chinois au Canada qui déplaît à Beijing?

R. Si on veut retourner en Chine, le visa peut être rejeté. Il est alors impossible de retourner voir la famille, qui elle-même peut subir des conséquences négatives. Ça peut toucher l’admission des enfants dans des universités chinoises, l’accès à des emplois, etc., puisque tous les aspects de la vie en Chine sont contrôlés par des décisions gouvernementales. 

PHOTO FOURNIE PAR Théâtre Duceppe
PHOTO FOURNIE PAR Théâtre Duceppe

Chimerica
  • Pièce de la Britannique Lucy Kirkwood.
  • Traite de la photographie mythique d’un homme qui s’est dressé seul devant la colonne de chars qui traversaient Beijing, au deuxième jour de la répression sanglante de la place Tian’anmen. 
  • Présentée au Théâtre Duceppe jusqu’au 17 février.
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