«Contrebande» s’intéresse au milieu alternatif francophone de 1990 à 2015 dont son auteur, Morvandiau, est lui-même issu


Jean-Dominic Leduc
Alors que la bande dessinée constitue un vaste champ d’études, il peut s’avérer difficile de dénicher un passionnant ouvrage dans la kyrielle de publications savantes – voire assommantes – et d’études sur Tintin qui pullulent en librairie. Trop rarement, pouvons-nous tomber sur une orfèvrerie. En voici une: Contrebande, l’incontournable rendez-vous de la saison.
Son auteur, Morvandiau, est, avec Jean-Christophe Menu, le seul praticien dans la francophonie à avoir consacré une thèse – reconverti en ouvrage – sur la bande dessinée, son écosystème, sa pratique.
Contrebande s’intéresse au milieu alternatif francophone de 1990 à 2015 dont son auteur est lui-même issu, effervescente époque correspondant à un salutaire renouveau.
«Mon travail de recherche en thèse a duré 7 ans: il a donc débuté en 2016, soit seulement un an après la période étudiée. L’attentat au sein de la rédaction de Charlie Hebdo en 2015 m’a semblé être un point de bascule qui laisse un vaste champ à étudier. Si l’on considère que la bande dessinée et le dessin de presse sont intimement liés à l’histoire des technologies de la reproduction et de la communication, cet événement illustre de façon tragique et paroxystique le bouleversement anthropologique que constitue la généralisation des technologies numériques: c’est à la fois notre rapport au monde, à la production et à la diffusion de la connaissance et des représentations qui sont mis en crise», expose l’auteur.
«Après la soutenance de ma thèse [en novembre 2023], j’ai enchaîné avec sa réécriture pour lui donner une forme plus abordable. Concrètement, mon éditeur et moi avons opéré des choix cornéliens: ma thèse comptait deux fois plus de pages que l’essai qui en est tiré. J’ai donc réécrit et recomposé l’ensemble du texte, et l’envie de le réactualiser – une envie sans fin si on s’en tient au nombre de parutions! – s’est traduite en partie à travers les choix iconographiques», poursuit-il.
L’immersive lecture nous plonge au cœur de l’Histoire, dans les coulisses de l’important mouvement du milieu alternatif, ses artisans, ses structures éditoriales, ses événements, son économie. Un travail de cartographie titanesque. L’auteur va jusqu’à citer les Québécois Martin Brault (coéditeur de La Pastèque) et l’artiste et cofondateur de Mécanique générale Jimmy Beaulieu.
Militantisme
Morvandiau réussi à faire un livre militant sans pour autant faire preuve d’un dogmatique insistant. Un écueil qu’il évite avec élégance.
«La position de chercheur nécessite une certaine distance vis-à-vis de son objet (comme, dans un autre registre, celle du dessinateur de presse) et proposer une analyse politique de la chaîne du livre n’était pas sans risque. Mon implication personnelle au sein de la contrebande et ma bonne connaissance du milieu se sont donc avérées à la fois une difficulté et une ressource. Le cadre universitaire – incarné par la double direction en Arts plastiques d’Ivan Toulouse et en Histoire contemporaine de Bertrand Tillier – puis les échanges avec les éditions du Commun m’ont sans aucun doute aidé à travailler dans ce sens», confie Morvandiau.
L’iconographie et l’objet – bonifié de cartes dépliables – témoignent de l’esprit de liberté et d’audace que revendique la contrebande.
«Mon apprentissage autodidacte de la bande dessinée s’est réalisé en parallèle d’expériences liées à la transmission, au contact de structures d’éducation populaire et de médias alternatifs. J’avais donc en tête, dès le début de ma thèse, l’idée d’en faire un essai qui, sortant du sérail de la bande dessinée, puisse également intéresser les personnes curieuses de l’économie de l’art et de l’édition comme de l’histoire culturelle.»
Un Artiste polyvalent
En marge de l’ouvrage, le chercheur a permis à l’artiste de poursuivre ses activités.
«Par goût et par nécessité [la recherche en arts étant très mal financée en France], j’ai continué à mener de front plusieurs activités – le dessin de presse, la co-direction de la biennale des écritures Spéléographies... mais aussi la pratique du dessin d’observation qui m’a conduit à présenter plusieurs expositions et à publier un recueil d’autoportraits. Je reviens maintenant à des projets de bande dessinée qui sont de plus longue haleine», conclut l’artiste et chercheur.
DU MÊME AUTEUR

LE TAUREAU PAR LES CORNES
Morvandiau
Éditions L’Association
Le récit est ici double: en juin 2005, l’auteur apprend que sa mère souffre d’une maladie cousine de l’Alzheimer; en septembre de la même année, son fils naît prématurément et est porteur de trisomie. Il doit affronter deux deuils: celui d’un parent et d’un enfant tant espéré et fantasmé. Avec Le taureau par les cornes, Morvandiau propose un album qui évite les écueils de l’anecdotique, de la lourdeur et de la linéarité – notamment par la fragmentation graphique et rythmique –, faisant de ce récit initiatique une ode à la vie, nous sommant au passage de lui faire face afin qu’elle révèle sa véritable beauté. De l’autobiographie à dimension universelle.

LES AFFAIRES REPRENNENT
Morvandiau
Éditions Les Requins marteaux
À l’instar de Willy Loman, le protagoniste de la pièce de théâtre La mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, le vendeur de brouettes n’en peut plus de vivre avec l’espoir qu’on ne lui referme pas la porte au nez. Son jeune protégé a toutefois besoin de lui, question de contrer la compétition qui gagne du terrain. Les affaires reprennent, donc. Par le truchement d’un trait acéré et brut, Morvandiau invoque les mécanismes de la comédie afin de peindre avec doigté les travers du consumérisme. Un récit d’une autre galaxie, se situant quelque part entre Star Wars et l’univers absurde-existentialiste du dramaturge Samuel Beckett.