Chef-d’œuvre ou film sans intérêt: un prof de cinéma donne son avis sur «Saltburn»


Léa Martin
Insipide, indécent ou brillant? Quoiqu’on en pense, Saltburn fait réagir depuis sa sortie, le 22 novembre dernier. Avec un prof et spécialiste en cinéma, on a parlé du buzz autour du film, mais aussi de ce qui vous a peut-être échappé en le regardant.
«Je dois vous dire en partant que j'ai beaucoup, beaucoup aimé ça», lance le directeur de l'École des médias de l’UQAM, Pierre Barrette, en entrevue à 24 heures.
Celui qui est spécialisé dans l’analyse de productions culturelles et médiatiques souligne le génie de la réalisatrice Emerald Fennell, qu’il qualifie de «femme orchestre» vu ses talents devant et derrière la caméra, mais aussi comme autrice.

«Quand on pense au cinéma qui se retrouve aujourd'hui sur les grands écrans, et là je ne parle pas du cinéma d'auteur (...) qui circule dans les festivals, [on trouve beaucoup] de films de superhéros, de comédies romantiques. C'est beaucoup de films de genre très formatés. Et là, on est devant quelque chose qui est vraiment, de mon point de vue, très irrévérencieux.»
Le fait que le film se soit vite retrouvé sur la plateforme Prime Video, qui s’adresse à un large public, pourrait avoir nui à l’œuvre, avance le professeur; ce public manque peut-être de référents pour apprécier le film.
Le buzz, pour le meilleur et pour le pire
Comme bien des gens, c’est après avoir vu des internautes réagir au film que l’autrice de ces lignes – et d’autres collègues de 24 heures – a décidé de le regarder. Sur le réseau social, il y a des tonnes de vidéos de gens qui filment les réactions d’un proche alors qu’il regarde Saltburn pour la première fois.
Le visionnement de segments du long métrage, dont certains de nature sexuelle, provoque chez des spectateurs des haut-le-cœur, des cris ou des expressions de dégoût. La fameuse scène dans laquelle un personnage boit l’eau dans le fond d’une baignoire est certainement celle qui choque le plus.
@gillianerin Back by popular demand…..my brother’s friend reacting to SALTBURN!! #saltburn #saltburnmovie ♬ original sound - gill
Comment expliquer de telles réactions?
«Le consommateur de cinéma américain moyen n'est probablement pas prêt pour ce genre de subversion», soutient Pierre Barrette.
Pourtant, des films bien plus explicites et controversés que Saltburn, il y en a «cinq par semaine qui sont réalisés, qui sont produits», insiste-t-il. Il y voit la «preuve d'une hypocrisie incroyable de la culture américaine». On est scandalisé qu’un homme puisse boire l'eau du bain d'un autre garçon, mais pas par des scènes violentes ou pornographiques auxquelles nous sommes exposés.

«S’il est prêt à boire l'eau du bain de son ami, c'est parce qu'il désire tellement ardemment cet homme-là, son corps, son esprit, sa vie, son statut... Il n’a tellement pas accès à ce monde-là qu'il prend ce qu'on lui laisse: l’eau de bain souillée», analyse le professeur. Loin d'être choquantes et gratuites, ces scènes sont gorgées de symboles.
Un film bourré de références cachées
• À lire aussi: 12 secrets de tournage de Saltburn
La plupart des cinéphiles ne l’ont peut-être pas remarqué, mais Saltburn est truffé de références cinématographiques, littéraires et mythologiques.
«J'ai grandi devant les films de James Ivory et de Bertolucci: des histoires d'amour gothiques dans un domaine somptueux», raconte la réalisatrice du film, Emerald Fennell, dans une entrevue avec le Figaro.
«Je voulais leur rendre hommage, montrer ce qui se passe quand la retenue de mise dans ces milieux aisés vole en éclats. Que se passe-t-il quand on ne peut toucher ce que l'on convoite?»
En entrevue avec Vogue UK, la costumière du film, Sophie Canale, a quant à elle expliqué s’être inspirée du Songe d'une nuit d'été, de William Shakespeare, pour créer les costumes d’une des scènes du film.
La figure du Minotaure, cette créature mi-homme mi-taureau présente dans la mythologie grecque, apparaît également dans le film. Elle symbolise les rapports de pouvoirs qui existent entre les deux personnages principaux, Olivier et Felix.

Dans une autre scène, dans laquelle on aperçoit une tombe, Pierre Barrette remarque une mise en scène d’Éros et Thanatos (pulsion de vie et pulsion de mort). Ce sont également des symboles de la mythologie grecque.
«On peut penser à l’Érotisme de Georges Bataille qui est un œuvre phare de la littérature érotique et de la littérature tout court au XXe siècle où, justement, il montre à quel point les pulsions de vies sont liées aux pulsions de mort et qu’un de vient pas sans l’autre», souligne-t-il.
La scène de danse finale lui fait également penser aux poses de dieux grecs sur certaines statues de conquérants.
Ainsi, pour Pierre Barrette, si Saltburn peut être analysé de toutes sortes de manières, il n’est certainement pas une «vaste étendue d’insipidité» comme l’a décrit une journaliste de La Presse.