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L'article provient de Le Journal de Montréal
Monde

Après la fuite, le train-train quotidien

Des familles réfugiées apprivoisent leur nouvelle réalité, qui n’a rien à voir avec leur quotidien en Ukraine

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Photo portrait de Nora T. Lamontagne

Nora T. Lamontagne

2022-04-03T04:00:00Z
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Pour des milliers de réfugiés ukrainiens, le train-train d’un quotidien à l’étranger a remplacé la peur constante des bombardements. Le Journal a rencontré trois familles déracinées qui tentent de recréer un semblant de normalité en Moldavie.

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Un peu comme dans un camp d’été  

COŞNIȚA, MOLDAVIE | Chaque jour, Nastya Talaș, 28 ans, peint une aquarelle en noir et blanc. Une boussole. Une main tendue. Ces oeuvres sont un rappel de sa vie à Odessa, celle qu’elle a dû abandonner à la fin de février.

L’artiste Nastya continue de créer malgré la guerre, entourée de sa fille Alyssa, de sa nièce Miroslava et de son neveu Ilya.
L’artiste Nastya continue de créer malgré la guerre, entourée de sa fille Alyssa, de sa nièce Miroslava et de son neveu Ilya. Photo Pascal Dumont

L’artiste ukrainienne vit désormais au rythme d’un camp d’été, converti en camp de réfugiés dans le village moldave de Coșnița.

Nastya, sa soeur et leurs enfants mangent leurs trois repas par jour dans un grand réfectoire et occupent leur temps avec des activités prévues pour les plus petits.

Photo Pascal Dumont
Photo Pascal Dumont

Une journée, c’était un bricolage en l’honneur de l’arrivée du printemps; l’autre soir, un concert organisé par les enfants pour souligner la journée de la femme, et tout particulièrement le courage des mères qui ont fui la guerre.

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«J’ai pleuré», avoue Anna Talaș, la grande soeur de Nastya.

Or, pendant l’entrevue, la bonne humeur apparente des deux femmes surprend presque. La petite Alyssa, 5 ans, babille et défile devant nous dans sa robe de princesse — cadeau d’une policière. Les deux chats de la famille se laissent approcher.

«On est bien ici. On a l’impression d’être hébergés par de la famille», dit simplement Nastya.

En sécurité au 1er étage   

Aliana et ses deux enfants, Dmitri et Irina, partagent leur chambre avec deux autres familles ukrainiennes.
Aliana et ses deux enfants, Dmitri et Irina, partagent leur chambre avec deux autres familles ukrainiennes. Photo Pascal Dumont

COŞNIȚA, MOLDAVIE | À Odessa, en Ukraine, la famille d’Aliana Trusova vivait au 18e étage d’un immeuble d'habitation. «Ça prenait une éternité pour descendre les escaliers quand il y avait une alerte aux bombardements», témoigne la mère de deux enfants.

À Coșnița, en Moldavie, elle partage plutôt une petite chambre au premier étage d’un camp d’été qui accueille des réfugiés, avec deux autres familles. Les couvre-lits sont dépareillés, les bas sèchent sur le calorifère, la vie a repris ses droits.

«Ça va mieux depuis qu’on est arrivés. En Ukraine, je ne pouvais plus dormir ni manger», affirme la comptable de métier, reconnaissante de l’hospitalité moldave.

Photo Pascal Dumont
Photo Pascal Dumont

Son mari, né à Moscou, est resté à Odessa pour protéger la ville, comme les hommes de son âge. Il a fait promettre à Dmitri, 15 ans, de prendre soin de sa mère et de sa petite soeur pendant son absence.

Le garçon aux traits encore enfantins prend son rôle au sérieux. «J’essaie de faire tout ce que je peux pour aider... Tout ce que je peux pour redonner le sourire à ma mère quand elle est triste», confie-t-il.

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Adoptées par une famille moldave   

Les enfants d’Efimia (gauche) et de Tanya (droite) sont déjà complices, même si les uns parlent russe et les autres, roumain.
Les enfants d’Efimia (gauche) et de Tanya (droite) sont déjà complices, même si les uns parlent russe et les autres, roumain. Photo Pascal Dumont

RĂDENI, MOLDAVIE | Depuis qu’elle s’est réfugiée en Moldavie, Tanya Sturgeon ne peut s’empêcher de suivre compulsivement les nouvelles de la guerre en Ukraine. Elle nous montre des vidéos de villes réduites en poussière, des photos de blessés par les éclats de missile.

«Ils sont pires que des animaux», laisse-t-elle tomber en éteignant son téléphone.

La mère et ses quatre filles, âgées de 6 à 16 ans, n’ont pas été témoins directes de ces scènes. Elles ont fui Ismail, près d’Odessa, au lendemain du début de l’invasion russe.

Le mari de Tanya travaillant à l’étranger comme marin, c’était la seule solution possible, raconte-t-elle.

Après trois jours en Moldavie, la famille a finalement trouvé refuge dans le petit village moldave de Rădeni, à 45 minutes de la capitale.

C’est Efimia Chiran qui les a adoptées, ouvrant la porte de sa maison à ces pures inconnues — et à leurs quatre chats et deux chiens.

Le contact s’est fait grâce à un groupe Facebook où la Moldave de 34 ans, qui n’a pas de lien personnel avec l’Ukraine, offrait le gîte à une famille.

Soulagement palpable

Peu après, Tanya débarquait devant la grande maison d’Efimia. Cette dernière l’a prise dans ses bras, la serrant fort. La table était mise pour neuf convives, les réfugiées étaient attendues.

Pendant la soirée, ses filles se sont un peu dégênées. Et enfin, elles ont laissé échapper un rire, le premier depuis le début de la guerre.

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Photo Pascal Dumont
Photo Pascal Dumont

Depuis, les deux plus vieilles dorment dans un bureau converti en chambre, avec les félins. La mère et les plus petites se partagent un lit dans le deuxième salon de la grande maison.

«Je préfère les avoir proche», dit Tanya, qui se réveille souvent en sursaut pendant la nuit, ce qui ne lui arrivait jamais auparavant.

Leur parle-t-elle de la guerre qui fait rage en Ukraine, des derniers développements qu’elle ne peut s’empêcher de lire toutes les heures?

«Je leur dis la vérité. C’est la guerre. Les plus petites demandent parfois quand est-ce qu’on reviendra. Les plus grandes lisent les nouvelles toutes seules», dit Tanya.

En célébrant son 36e anniversaire, quelques jours plus tôt, la femme au foyer a pris conscience que la guerre l’avait profondément changée.

«Avant, j’étais toujours insatisfaite. Mais le jour de ma fête, j’ai réalisé que j’étais en fait très chanceuse, très heureuse. Plusieurs Ukrainiens ne vivront pas jusqu’à leur prochain anniversaire», dit-elle, le regard perdu.

Bien entendu, elle s’ennuie de sa vie antérieure, de sa mère, toujours en Ukraine. Les petites voudraient revoir leurs amis. La plus vieille passe son temps à communiquer avec son copain, resté derrière.

Presque normal

Mais, signe que la vie continue, Vlada, Zlata, Bazhena et Martina suivent leurs cours à distance, quand c’est possible.

Tanya Sturgeon, 36 ans, avec ses filles, Martina, 6 ans, Bazhena, 9 ans, Zlata, 11 ans, Vlada, 16 ans.
Tanya Sturgeon, 36 ans, avec ses filles, Martina, 6 ans, Bazhena, 9 ans, Zlata, 11 ans, Vlada, 16 ans. Photo Pascal Dumont

«Leurs professeurs nous ont avertis que les cours pourraient être interrompus sans préavis en cas de bombardement. C’est déjà arrivé une fois», raconte Tanya.

Le reste du temps, les quatre filles jouent avec leurs deux nouveaux frères adoptifs, les fils d’Efimia. La barrière de la langue ne les empêche pas de rire aux éclats en jouant à la tag, par un dimanche soir presque normal.  

«Prins!» [«attrapé», en roumain] s’exclame Bazhena, qui parle habituellement russe à la maison.

Tous les soirs, les deux familles recomposées cuisinent ensemble, soupent autour de la grande table.

«Je crois que certaines familles qui reçoivent des réfugiés fonctionnent séparément, mais ici, on fait tout ensemble», précise Efimia, visiblement complice de Tanya.

Même après un mois en Moldavie, la petite famille réfugiée s’aventure rarement à l’extérieur de la maison.

«Les filles n’ont pas encore été au parc, ça ne leur tente pas», croit leur mère.

Une seule fin de semaine seulement, elles sont sorties à Chișinău, la capitale, pour prendre un thé et se promener sous le soleil printanier.

«J’ai été choquée par l’air frais de la liberté. Ça m’a rendue très triste, mais aussi très heureuse que les gens puissent être libres ici», confie Tanya.

Ce reportage a été rendu possible grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international (FQJI).

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