Le Journal en Moldavie
Un photoreportage de Pascal Dumont, photo-journaliste indépendant, et Nora T. Lamontagne, journaliste au Journal de Montréal


Nora T. Lamontagne
Nos reporters sont en Moldavie, un petit pays à la frontière de l’Ukraine qui n’est pas membre de l’OTAN, ni de l’Union européenne..
Après la fuite, le train-train quotidien
Pour des milliers de réfugiés ukrainiens, le train-train d’un quotidien à l’étranger a remplacé la peur constante des bombardements. Le Journal a rencontré trois familles déracinées qui tentent de recréer un semblant de normalité en Moldavie.
En sécurité au 1er étage
À Odessa, en Ukraine, la famille d’Aliana Trusova vivait au 18e étage d’un immeuble résidentiel exposé aux bombardements.
À Coșnia, en Moldavie, elle partage plutôt une petite chambre au premier étage d’un camp d’été qui accueille des réfugiés.
« Ça va mieux depuis qu’on est arrivés. En Ukraine, je ne pouvais plus dormir ni manger », affirme la comptable de métier, reconnaissante pour l’hospitalité moldave.
Son mari, né à Moscou, est resté à Odessa pour protéger la ville, comme les hommes de son âge. Il a fait promettre à Dmitri, 15 ans, de prendre soin de sa mère et de sa petite sœur pendant son absence.
Le garçon aux traits encore enfantins prend son rôle au sérieux. « J’essaie de faire tout ce que je peux pour aider... Tout ce que je peux pour redonner le sourire à ma mère quand elle est triste », confie-t-il.
Adoptées par une famille moldave
Depuis qu’elle s’est réfugiée en Moldavie, Tanya Sturgeon ne peut s’empêcher de suivre compulsivement les nouvelles de la guerre en Ukraine. Son téléphone est rempli de vidéos de villes réduites en poussières et de photos de blessés par les éclats de missiles.
« Ils sont pires que des animaux », laisse-t-elle tomber.
La mère et ses quatre filles, âgées de 6 à 16 ans, n’ont pas été témoins directes de ces scènes. Elles ont fui l’Ukraine au lendemain du début de l’invasion russe, avant de trouver refuge dans le village moldave de Rădeni.
La famille y a été pratiquement adoptée par Efimia Chiran, 34 ans, qui a ouvert la porte de sa maison à ces pures inconnues – et à leurs quatre chats et deux chiens.
Les deux plus vieilles dorment dans un bureau converti en chambre avec les félins. La mère et les plus petites se partagent un lit dans le deuxième salon de la grande maison.
« Je préfère les avoir proche », dit Tanya, qui se réveille parfois en panique la nuit.
Signe que la vie continue, Vlada, Zlata, Bazhena et Martina suivent leurs cours à distance, quand c’est possible.
« Leurs professeurs nous ont avertis que les cours pourraient être interrompus sans préavis en cas de bombardement. C’est déjà arrivé une fois », raconte leur mère.
Le reste du temps, les quatre filles jouent avec leurs deux nouveaux frères adoptifs, les fils d’Efimia. La barrière de la langue ne les empêche pas de rire aux éclats en jouant à la tag, par un dimanche soir presque normal.
Un peu comme dans un camp d’été
L’artiste ukrainienne vit désormais au rythme d’un camp d’été converti en camp de réfugiés dans le village moldave de Coșnia.
Nastya, sa sœur et leurs enfants mangent leurs trois repas par jour dans un grand réfectoire, et occupent leur temps avec des activités prévues pour les plus petits.
Un jour, c’était un bricolage en l’honneur de l’arrivée du printemps, l’autre soir, un concert organisé par les enfants pour souligner le courage des mères qui ont fui la guerre, lors de la Journée des femmes.
« J’ai pleuré », avoue Anna Talaș, la grande sœur de Nastya.
Or, pendant l’entrevue, la bonne humeur apparente des deux femmes surprend presque.
« On est bien ici. On a l’impression d’être hébergés par de la famille », dit simplement Nastya, l’un de ses deux chats dans les bras.
La Transnistrie, le pays pro-russe qui n’existe pas
Publication le dimanche 27 mars 2022
Le Journal s’est rendu incognito en Transnistrie, un État autoproclamé indépendant de la Moldavie, mais sous l’influence de Moscou jusqu’à ce jour. Voici donc une rare incursion dans cette région séparatiste où les bases militaires font partie du paysage et où les gens n’évoquent la guerre en Ukraine qu’à demi-mot.
« La distinguée capitale Tiraspol vous souhaite la bienvenue », annonce en cyrillique une structure à l’entrée de la ville, alors que des édifices soviétiques se profilent à l’arrière.
Le Journal n’est pas convaincu de ressentir cet accueil. Les représentants des médias étrangers sont regardés de travers en Transnistrie. La propagande russe est omniprésente.
Dans un parc, on demande innocemment des nouvelles de la région, « avec tout ce qui se passe en Ukraine ».
« Il ne s’y passe rien. Et s’il s’y passe quelque chose, les gens d’ici n’ont pas peur », affirme sèchement un jeune homme en attendant un tramway soviétique tout droit sorti des années 1970.
« C’est la peur qui parle », affirmera plus tard notre guide, Vitaly.
Né en URSS sur le territoire de la Transnistrie, Vitaly est moldave de nationalité, roumain de cœur, et tout sauf russe. On tait son nom complet et celui de ses proches pour leur éviter des ennuis.
C’est un peu grâce à lui qu’on a traversé la frontière sur la rive gauche du fleuve Dniestr.
« Je vais dire que vous êtes des touristes stupides plutôt que des journalistes », nous avait-il prévenus, sourire en coin.
Une vraie frontière
Car la Transnistrie a beau n’être reconnue comme État par aucun pays, elle a tout de même un vrai poste frontalier avec une vraie douanière, qui nous a posé de vraies questions en russe pendant qu’on lui tendait nos passeports.
Heureusement peu suspicieuse, elle nous a remis un précieux billet nous autorisant à rester 12 heures, pas une minute de plus.
Dans ce territoire de 300 000 habitants, le temps semble s’être arrêté depuis la chute de l’Union soviétique.
Même si la Moldavie est indépendante depuis 1991, la Transnistrie, qui a autoproclamé sa propre indépendance de la Moldavie l’année d’avant, demeure pratiquement contrôlée par Moscou.
Un immense Lénine en granit rose, perché sur une colonne de 10 mètres, trône toujours devant le siège de son gouvernement, à Tiraspol.
Les stolovayas (cafétérias, en russe) servent encore les mêmes salades de betteraves et le même poulet pané qu’il y a 40 ans, pour la modique somme de 47 roubles transnistriens (3,75 $).
Et si l’armée soviétique a disparu, son ombre plane toujours. Elle a été remplacée par des troupes russes et transnistriennes.
Des soldats et des bases
Vitaly nous emmène d’abord jusqu’à la forteresse de Bender, où il a fait une partie de son service militaire obligatoire, bien avant qu’elle devienne une attraction touristique.
De sa tour, on aperçoit des entrepôts et des véhicules militaires dans la cour de la base de l’armée transnistrienne, juste à côté.
« À l’époque, 80 % de la flotte ne marchait pas. Je parie que c’est la même chose aujourd’hui » laisse tomber l’ancien soldat reconverti en musicien à succès.
En route vers Tiraspol, la « capitale » de la Transnistrie, on remarque une première base militaire russe. « Ah tiens, une autre à gauche, commente Vitaly, un peu plus loin. Et celle-ci, c’est celle de l’armée transnistrienne. »
N’ayant pas le droit de les photographier, on les observe derrière les vitres teintées de notre véhicule. En l’espace de 30 km, on en croisera cinq.
Personne ne sait avec exactitude combien de soldats sont en Transnistrie et rien n’indique que Moscou les a mis sur un pied d’alerte.
Les estimations les plus souvent citées font état de quelques milliers de militaires dans l’armée transnistrienne et de 1500 soldats russes en « mission de paix ».
Dans une zone tampon entre la Moldavie et la Transnistrie, on en a croisé quelques-uns, armés de kalachnikovs.
N’empêche, depuis le début de l’invasion russe, Vitaly est convaincu que la tension a monté d’un cran, que les citoyens des villes voient des espions partout.
« Il y a un trauma intergénérationnel qui date des dénonciations sous Lénine », jure-t-il.
Chose certaine, il est difficile de comprendre la situation en Ukraine si on se limite aux sources d’information facilement accessibles en Transnistrie.
Mensonge sur mensonge
Seules les chaînes de nouvelles – ou plutôt, de propagande – russes et transnistriennes sont disponibles sans décodeur.
Une fois rendus dans la coquette maison de campagne de la famille de Vitaly, on allume la télé, histoire d’en avoir un aperçu.
Premier poste. L’animateur d’un populaire talk-show russe porte un t-shirt noir orné du « Z » blanc devenu le symbole de l’appui à la guerre en Ukraine. On zappe. Au bulletin de 18 h de la chaîne Russia 1, la présentatrice réfère à l’invasion de l’Ukraine comme à une « opération spéciale », contre une armée composée de « terroristes ».
Dans un deuxième reportage, une aînée dit : « on devrait tous les tuer ou les envoyer dans des camps, comme en Allemagne ». Un montage douteux laisse entendre qu’elle fait référence aux soldats ukrainiens.
La traductrice qui nous accompagne fond en larmes en répétant ces paroles mensongères en anglais.
Vitaly, lui, a le regard vide et dégoûté. « Les “journalistes” russes qui véhiculent toute cette merde vont être jugés pour leurs crimes, comme les Allemands l’ont été », reprend-il en sacrant copieusement après Poutine.
Les autres membres de sa famille ont quitté le salon. On éteint la télévision. Le silence est lourd.
« Les nouvelles ukrainiennes ou moldaves disent une chose, et les nouvelles russes disent le contraire. Nous, on reste avec la peur » dit la mère de Vitaly.
Sujet tabou
La conversation au sujet de la guerre en Ukraine reprend autour de la table garnie de poivrons marinés, de fromage frais et de vin maison.
Les occasions d’en discuter ouvertement se font rares dans la campagne où habitent les proches de Vitaly. Ce dernier s’inquiète pour eux.
« Ça va. On ne parle de rien à personne de toute façon », le rassure sa mère.
Dans sa vie de tous les jours, elle affirme ne pas ressentir les conséquences des sanctions contre la Russie.
La dévaluation du rouble russe a néanmoins un effet sur la moitié des retraités transnistriens qui reçoivent leur pension de Moscou grâce à leur nationalité russe.
Leur allocation est passée de 2000 (155 $) à 1200 roubles transnistriens (95 $) par mois, raconte-t-elle.
« Heureusement, je n’ai jamais demandé mon passeport russe ! ».
Prudente, la retraitée a quand même fait des réserves d’allumettes et de sel, qui ont été parmi les premiers produits à manquer pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Pour le reste, elle compte sur ses poules, ses quatre chèvres et la terre fertile qui s’étend derrière chez elle.
Et sur son fils, Vitaly, de l’autre côté de la frontière transnistrienne, qui pourrait l’accueillir à Chișinău, capitale de la Moldavie, si le pire venait à se produire.
Visite de bunkers Soviétiques
Publication le samedi 26 mars 2022
Un historien féru de patrimoine a recensé plus d’une centaine de bunkers délabrés à Chișinău, en Moldavie, qui pourraient être restaurés avec un peu de volonté politique pour servir en cas de bombardement russe. « En 60 jours, on pourrait tous les réhabiliter avec un minimum de ressources financières. Mais ce n’est pas une priorité pour le gouvernement », soupire Ion Ștefăniță, ex-directeur de l’agence moldave d’inspection et de restauration des monuments.
Il a fait visiter au Journal quatre des 138 abris qu’il recense à temps perdu dans la capitale moldave depuis des années.
Des anciens celliers
La majorité de ceux-ci étaient, à l’origine, des celliers construits vers la fin du 18e siècle par des marchands de Chișinău pour entreposer les provisions et le fameux vin de la région.
Ils ont ensuite été convertis en abris antinucléaires et antibombardements prêts à être utilisés en cas de force majeure, à l’époque de l’URSS.
Si la forteresse dans le sous-sol d’une résidence pouvait abriter quelques dizaines de personnes, d’autres en accueillaient jusqu’à 500. « Les gens auraient apporté des chaises, des lits de camp et s’y seraient réfugiés entre 48 et 72 heures », précise M. Ștefăniță, dans un français impeccable.
« Un désastre »
Mais les temps ont bien changé.« C’est un désastre total maintenant, tout est cassé », dit l’expert en restauration de bâtiments en tirant la porte d’entrée blindée et corrodée d’un bunker.Quand nos yeux s’habituent à l’obscurité et notre nez à l’odeur de moisissure, on comprend mieux ce qu’il veut dire.
Les tuyaux de l’ancien système de ventilation gisent sur le sol battu, tout rouillés et inutiles. Plus moyen d’allumer une lumière pour y voir plus clair.
Et les inventaires de masques antigaz et de kits médicaux ont disparu depuis longtemps.
Pas prêts
La structure en pierres et en briques a tenu le coup, mais c’est bien tout.
« Je constate que nous ne sommes pas du tout préparés... », se désole M. Ștefăniță, alors que les Russes continuent de bombarder l’Ukraine à seulement quelques centaines de kilomètres de là.
La Moldavie à bras ouverts
Publication le samedi 19 mars 2022
Depuis le début de l’invasion russe, plus de 350 000 réfugiés ont franchi ses frontières. L’ex-république soviétique a beau être l’une des nations les plus pauvres d’Europe, ses habitants ont fait preuve de leur hospitalité légendaire envers les nouveaux arrivants.
Suivez en photo la trajectoire qu’empruntent les milliers d’expatriés ukrainiens en Moldavie, de la douane au lit où ils peuvent finalement poser leurs bagages pour quelques jours - ou quelques semaines.
La grande traversée
À l’est, la guerre en Ukraine. À l’ouest, la paix en Moldavie. La traversée de la frontière de Palanca, entre les deux pays, marque la fin d’une fuite angoissante.
Plusieurs réfugiés la franchissent bouleversés, après des adieux déchirants à un fils, un père, ou un frère qui les a reconduits jusqu’à la douane.
Les hommes en âge de se battre ne peuvent quitter l’Ukraine.
Un nouveau départ
Dans les premiers mètres du territoire moldave, il y a des grands soupirs, des appels et des textos frénétiques, une femme inconsolable qui pleure sur l’épaule d’un douanier.
Après quelques minutes, les nouveaux réfugiés embarquent à bord d’un minibus qui les amènera jusqu’à un camp de triage.
Direction Moldavie ou l’Europe
Au camp de triage, des autobus de toutes sortes se relaient pour reconduire les réfugiés vers leur destination – s’ils en ont une.
Certains ont la précieuse adresse de quelqu’un qui les attend ou un pays en tête. D’autres seront envoyés vers Chișinău ou les camps d’hébergement ailleurs au pays.
Des 350 000 Ukrainiens arrivés en Moldavie, 245 000 ont poursuivi leur route, selon les chiffres officiels.
Au centre de réfugiés
Depuis le 28 février, Ivghenia Stan, enceinte de 6 mois, son mari et ses quatre enfants habitent dans un stade converti en centre pour réfugiés à Chișinău. Ils dorment tout habillés car le centre n’est pas chauffé et que la température descend à -5 degrés la nuit. La famille rom a vu sa maison détruite par une bombe à Odessa, en Ukraine.
Dans un ancien orphelinat
Olia et Ludmila Rodoslavova, originaires d’Odessa, occupent les lits à deux étages qui servaient autrefois aux orphelins moldaves à Popeasca. «Ce n’est pas un hôtel 5 étoiles mais la plupart sont reconnaissants d’être ici», dit le directeur de l’endroit, Ion Kazaku, qui compte sur les dons d’individus et d’organismes pour répondre à leurs besoins.
Chez l’habitant
Irina Martea héberge des familles ukrainiennes quelques nuits avant qu’elles ne repartent vers leur destination finale, souvent chez des amis ou de la famille. Des milliers de Moldaves ont fait de même depuis le début de la crise des réfugiés.
Bien que de généreux Moldaves accueillent des réfugiés ukrainiens à bras ouverts, d'autres ont toutefois leur passeport et leurs bagages à portée de main question de pouvoir fuir si Vladimir Poutine décide de cibler leur pays après avoir envahi l'Ukraine.
Ce reportage a été rendu possible grâce au Fonds québécois en journalisme international (FQJI).