Vente d’Héroux-Devtek à des Américains: Québec n’a pas été informé à l’avance
La firme américaine Platinum Equity allonge 1,35 G$ pour le troisième plus important fabricant mondial de trains d’atterrissage

Sylvain Larocque et Francis Halin
Sans que le gouvernement Legault en ait été informé à l’avance, l’un des plus grands fleurons de l’aéronautique québécoise, Héroux-Devtek, a accepté l’offre d’achat de 1,35 milliard $ d’un fonds américain, et ce, avec l’aval de la Caisse de dépôt.
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Le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, «a appris cette nouvelle hier [mercredi] en fin de journée. Investissement Québec [IQ] et le Ministère n’ont pas été impliqués dans les discussions», a déclaré jeudi Mathieu St-Amand, porte-parole de M. Fitzgibbon.
«C’est décevant de voir qu’une société publique québécoise passe sous contrôle étranger», a-t-il ajouté.
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M. St-Amand n’a pas voulu dire si le ministre détenait toujours les quelque 8300 actions d’Héroux qu’il possédait en novembre 2018, au moment d’entrer au gouvernement.
«Tous les placements [de Pierre Fitzgibbon] sont dans une fiducie sans droit de regard», indiqué M. St-Amand.
IQ, pour sa part, détient 1,2% des actions d’Héroux-Devtek.

Choc à Longueuil
À Longueuil, devant une usine du troisième plus important fabricant de trains d’atterrissage au monde, le hasard a voulu que l’annonce tombe le jour du BBQ annuel.
Un peu avant l’heure du dîner, un chansonnier entonnait des mélodies dans le stationnement. Des chapiteaux blancs étaient montés. Un camion-restaurant se préparait à accueillir les employés. La nouvelle était sur toutes les lèvres, contrastant avec l’air de fête.
Brandon Fraser, 28 ans, a tenu à parler au Journal même si Héroux-Devtek avait demandé à ses salariés de ne pas répondre aux médias.
Jean-François Paquette, président de la section locale 1956 d’Unifor, s’est dit surpris.
«On ne sait pas ce qui va arriver. Est-ce que c’est bien? Est-ce que c’est mal? On ne le sait pas», a-t-il affirmé.
«Ils n’ont pas parlé de garantie d’emploi ni de mises à pied, a-t-il poursuivi. Ils ont dit que ça resterait pareil avec le siège social à Longueuil.»
«Ils ont des moyens financiers»
Gilles Labbé, président du conseil d’administration d’Héroux-Devtek, a présenté la vente de l’entreprise à Platinum Equity comme «une bonne nouvelle pour nos actionnaires».

«Ça devient extrêmement difficile de faire des acquisitions pour faire grandir l’entreprise alors que ces gens-là [chez Platinum], ils ont des moyens financiers qu’on n’a pas», a-t-il expliqué.
Pour l’instant, M. Labbé et d’autres dirigeants d’Héroux conserveront une participation d’environ 10% dans l’entreprise.
«Mes enfants ne sont pas dans la business, alors ça me prenait une sortie pour moi», a précisé Gilles Labbé.
La Caisse de dépôt soutient la vente. Elle est partenaire d’Héroux-Devtek depuis 1987 et détient environ 14% des actions de l’entreprise.
«C’est en réponse à des engagements forts de Platinum Equity sur les activités au Québec que la Caisse appuie cette transaction», a soutenu Kim Thomassin, première vice-présidente au sein de l’institution.
Le Fonds de solidarité FTQ, qui possède 10,8% d’Héroux, n’a pas encore fait connaître ses couleurs.
Fondée en 1942 par Eugène Héroux, l’entreprise compte aujourd’hui près de 2000 employés dans 18 installations situées au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Espagne.
Sur la lune
En 1969, Héroux s’était fait connaître en fabriquant le train d’atterrissage du module lunaire qui déposa Neil Armstrong sur la lune dans le cadre de la mission Apollo 11.

En 1985, Gilles Labbé et Sarto Richer ont mis la main sur l’entreprise, qui était alors une filiale de Bombardier. Héroux a fait son entrée en Bourse l’année suivante.
Quant à Platinum, c’est une firme d’investissement fondée en 1995 qui gère actuellement 48 milliards $ US d’actifs.
Platinum s’est attiré des critiques en faisant l’acquisition, en 2017, de Securus Technologies, une entreprise qui offre des services de télécommunications aux détenus de plusieurs prisons américaines. On reprochait notamment à Securus de pratiquer des tarifs prohibitifs.
Où est le nationalisme industriel québécois?
Avec la vente d’Héroux-Devtek à des intérêts américains, l’écosystème aéronautique québécois devient encore plus dépendant des capitaux étrangers.
«C’est dommage de ne pas avoir un petit peu, dans ce pays qui a tant de potentiel, des gens qui ont un sentiment de nationalisme industriel», déplore Mehran Ebrahimi, expert de l’industrie et professeur à l’UQAM.

M. Ebrahimi accorde peu de poids aux promesses de l’acquéreur d’Héroux, Platinum Equity, de maintenir les activités et les investissements de l’entreprise au Québec.
«Les emplois restent au Québec, mais qui nous assure que ce sera encore le cas dans deux ou trois ans?» demande-t-il.
«Économie de succursales»
«On devient une économie de succursales, tranche-t-il, reprenant une expression que le premier ministre François Legault utilisait pour dénoncer les libéraux avant l’arrivée au pouvoir de la CAQ, en 2018.
«On est contents parce qu’il y a des emplois, mais on ne voit pas le potentiel de création de richesse et de connaissances de ces entreprises-là», déplore Mehran Ebrahimi.
Rappelons qu’en 2018, Bombardier a cédé le programme d’avions C Series au géant européen Airbus, qui l’a rebaptisé A220. Deux ans plus tard, la multinationale québécoise a vendu sa division d’appareils régionaux CRJ à la japonaise Mitsubishi.
Ces donneurs d’ordres étrangers se sont ajoutés à ceux qui étaient déjà présents au Québec, dont Bell (hélicoptères) et Sonaca (aérostructures). Parmi les grands acteurs québécois, il ne reste plus que Bombardier et CAE (simulateurs de vol et formation).
Les ventes d’entreprises québécoises à des acheteurs étrangers se sont multipliées depuis l’an dernier. Parmi les transactions qui ont retenu l’attention, on compte celles touchant Uni-Sélect, MDF Commerce, Logistec, H2O Innovation et Opsens.