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L'article provient de Le Journal de Montréal
Société

Une mère courageuse abandonnée

Elle n’a pas encore d’aide ni de nouvelles du gouvernement, huit mois après une violation de domicile fatale

Isabelle vit toujours dans la maison d’Hudson où la violation de domicile s’est produite. Elle se laisse le temps de guérir avant de décider si elle déménagera éventuellement.
Isabelle vit toujours dans la maison d’Hudson où la violation de domicile s’est produite. Elle se laisse le temps de guérir avant de décider si elle déménagera éventuellement. Photo Chantal Poirier
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Photo portrait de Claudia Berthiaume

Claudia Berthiaume

2020-12-13T06:00:00Z
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Le 3 avril dernier, Isabelle a commis un geste qu’elle n’aurait jamais voulu poser. Elle a sauvé sa fille des mains d’un homme en crise qui a investi leur paisible demeure en pleine nuit. Huit mois plus tard, la famille n’a toujours reçu aucune aide de l’IVAC, une situation aberrante, selon la mère de 45 ans.

« Mon intention, c’est vraiment d’ouvrir les yeux des gens et du gouvernement pour dire : “il y a eu une agression, il y aurait peut-être quelque chose à faire, s’il vous plaît, aidez les gens, pas dans cinq ans, dans dix ans, maintenant” », a laissé tomber Isabelle dans une entrevue à cœur ouvert avec Le Journal.

La mère de famille a accepté de raconter son histoire après une longue réflexion, dans l’optique d’éviter à d’autres de vivre le calvaire qu’elle a traversé.

Ne souhaitant pas être vue comme une héroïne, elle nous a demandé de taire son nom de famille et l’identité de ses quatre enfants, le but avoué de sa démarche étant simplement de faire changer le système.

Le 3 avril, au petit matin, un individu est entré par effraction dans le domicile de la famille d’Hudson, en Montérégie.

L’intrus s’en est pris physiquement à Isabelle, puis à sa fille aînée, qui a bien cru qu’elle allait y rester.

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Légitime défense

Dans un élan de légitime défense, Isabelle a poignardé l’agresseur avec un couteau. Ce dernier a succombé à ses blessures.

« En aucun temps, c’était mon intention [de le tuer]. Je voulais éviter le pire », a assuré Isabelle en fondant en larmes.

Malheureusement, il lui est impossible de revenir en arrière, et elle doit vivre avec les séquelles de cet évènement traumatisant. 

Insomnie, cauchemars, flashs-back, sentiment de sécurité et confiance envers les hommes ébranlé : Isabelle doit se reconstruire, un jour à la fois.

Pour ce faire, elle peut compter sur l’aide de son mari dévoué, Patrick, et d’une psychologue « extraordinaire », référée par le programme d’aide aux employés de son compagnon de vie des 27 dernières années. 

Isabelle n’est pas en mesure de reprendre son travail d’enseignante et Patrick a aussi dû mettre sa carrière de pompier sur pause.

Dans le cadre de son processus de guérison, elle a adopté Pearl, une chienne de race Silver Lab, qui la suit désormais partout. 

Des tonnes de formulaires

Même si elle a rempli les dizaines de pages du formulaire de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) avec l’aide d’une criminologue, elle n’a toujours reçu aucun service de la part de l’organisme gouvernemental. Ses filles non plus.

« Les délais sont trop longs. Ça n’a pas de sens. Ce n’est pas juste une tape qu’on a reçue. C’est une double agression qu’on a vécue. Une invasion de domicile et une agression physique », a détaillé Isabelle. 

« On a des belles valeurs de société, mais démontrez-nous que quand on a besoin d’aide il y a quelqu’un qui est là pour nous aider. Ce serait rassurant. Huit mois plus tard, on est toujours sans nouvelles, est-ce que c’est normal ? », a renchéri Patrick.

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Le Journal a posé la question à l’IVAC. 

L’organisme refuse de commenter les cas particuliers, mais se dit « sensible » aux retards, tout en précisant qu’il n’y a pas de temps prescrit entre la réception d’une demande et son acceptation.

Des propos surprenants, surtout à la lumière du projet de loi présenté jeudi par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, pour réformer l’IVAC en profondeur.

« Cette aide doit être immédiate et, en cas d’urgence, elle doit permettre aux victimes de subvenir à leurs besoins de base, que les blessures soient physiques ou psychologiques », a insisté le ministre jeudi.

Dossier à l’étude

Dans l’intervalle, Isabelle et sa famille se sentent « abandonnées » par un système censé les soutenir. Elle a appelé l’IVAC à plusieurs reprises, et on lui aurait répondu que son dossier était toujours à l’étude.

Pour l’instant, Isabelle a seulement pu se faire rembourser les frais de son transport en ambulance, le jour du drame. 

« Je garde mon énergie pour passer à travers tout ça, s’il faut que je me batte en plus pour avoir des services... Je suis vraiment consternée par la situation », a-t-elle soufflé. 

« Tu clignes des yeux et tout chavire. »   

La famille résidait dans cette maison de Hudson depuis deux ans lors de l’introduction par effraction qui a mal tourné.
La famille résidait dans cette maison de Hudson depuis deux ans lors de l’introduction par effraction qui a mal tourné. Photo d'archives

C’est de cette façon qu’Isabelle résume le « film d’horreur » dans lequel elle a joué le rôle principal, bien malgré elle, le printemps dernier.

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Vendredi 3 avril 2020, 5 h 50. Isabelle et ses trois filles de 13, 15 et 19 ans dormaient dans leur grande maison en pierre, en bordure de la rivière des Outaouais, à Hudson.

Pompier à la Ville de Montréal, le père était au travail, tandis que son fils de 21 ans était à l’extérieur pour ses études.

Un bruit inhabituel a réveillé la mère de 45 ans, qui a descendu au rez-de-chaussée pour voir de quoi il s’agissait. 

« Je nommais le nom des enfants, pensant que c’était tout simplement l’un d’entre eux qui était debout et qui avait trébuché. Tu n’imagines jamais ce genre de scénario là », raconte-t-elle.

Dans la noirceur, Isabelle a plutôt trouvé un étranger dans son salon, qui s’est introduit chez elle en forçant une porte-fenêtre.

Du feu dans les mains

« Je lui ai demandé de sortir à plusieurs reprises, j’ai même ouvert la porte. Lui, il me disait qu’il faisait du feu dans ses mains », relate la femme. 

L’intrus refusait de partir et a demandé un téléphone pour composer le 911, disant qu’il avait perdu ses chats.

Isabelle voyait qu’il ne semblait pas dans un état normal, mais elle ne pouvait pas savoir que Normand James Panchyshyn était un schizophrène en crise.

L’homme de 52 ans venait de tenter sans succès d’entrer chez ses parents, qui résident sur la même rue.

Effrayés, ceux-ci ne lui auraient pas ouvert la porte. Isabelle ne connaissait ni l’homme ni ses parents.

De bonne foi, elle s’est avancée pour lui remettre un sans-fil, tout en continuant de négocier avec lui pour qu’il sorte.

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L’individu s’en est alors pris physiquement à elle, à coups de poing puis à coups de pied lorsqu’elle est tombée au sol.

À demi-nu

Ses cris de détresse ont réveillé son aînée, qui l’a rejointe dans le vestibule à la vitesse grand V.

Son arrivée a semblé effrayer l’agresseur, qui a fini par lâcher Isabelle.

Ses deux autres filles ont descendu l’escalier pour s’enquérir de ce qui se passait au rez-de-chaussée. 

« J’ai demandé aux filles d’aller se cacher », note Isabelle.

L’assaillant s’est déplacé d’une pièce à l’autre, hurlant, frappant dans les murs et menaçant de blesser les deux femmes.

Isabelle s’est empressée de contacter les services d’urgence pour demander de l’aide.

Pendant qu’elle était en ligne avec l’opératrice du 911, l’homme est sorti de la salle de bain, sans pantalon ni sous-vêtement, et s’est jeté sur son aînée.

Il lui a lancé une chaise, l’a frappée, l’a plaquée au sol et a embarqué par-dessus elle. 

Cri de mort

« Là, ça a dégénéré. Ma fille a lâché un cri de mort et elle m’a demandé de l’aide. C’est venu me chercher au cœur. Je me suis dit : “Il va la tuer”. J’ai foncé sur lui », décrit-elle.

Isabelle a empoigné un couteau de cuisine et a poignardé l’agresseur. 

« C’est une décision très rapide, c’est lui ou c’est nous. En tant que mère, j’ai dit : “Non, ce n’est pas vrai qu’il va faire du mal à mes enfants.” À aucune fraction de seconde, j’avais l’intention de le tuer, du tout », détaille-t-elle.

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Isabelle a aidé sa fille à se relever et, toutes les deux, elles ont poussé l’intrus affaibli à l’extérieur, par la porte avant.

Crainte de mourir

« Ce que j’ai ressenti, c’était tellement fort. Ma fille m’a dit merci. Elle m’a dit : “Je pensais y laisser ma peau” », confie Isabelle.

Peu de temps après, la police et les paramédicaux sont arrivés. Normand James Panchyshyn est décédé de ses blessures.

Au même moment, les policiers ont appelé Patrick à la caserne pour lui dire qu’un événement majeur était survenu à sa résidence.

« J’étais sur la panique totale. Je suis allé chercher mes affaires et j’avais cinq missed calls [messages manqués] de mes filles : "Papa, on ne sait pas quoi faire, on est cachées. Il y a un inconnu dans la maison, maman se bat avec" », mentionne le père de 48 ans.

« C’est comme un film d’horreur, mais là, tu le vis live [en direct] et c’est toi qui es impliquée. Jamais je n’ai voulu le tuer, mais il fallait que je fasse quelque chose », résume Isabelle.

La mère et ses trois filles ont été transportées à l’hôpital dans la même ambulance, en état de choc. Maux de tête intenses, nombreuses ecchymoses noires au visage, au dos et aux bras, ongles et cheveux arrachés : elles avaient aussi plusieurs blessures physiques.

Jamais sans mes filles

«On a été chanceuses dans notre malchance, je pense qu’on avait un ange gardien», philosophe Isabelle.

La mère estime avoir agi au mieux de ses connaissances, ce matin-là, pour sauver sa fille des griffes d’un homme hors de contrôle. 

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«En aucun cas, je ne me serais sauvée pour laisser mes enfants dans le pétrin. Je ne les aurais jamais laissées», a-t-elle conclu en larmes.

Un cas évident de légitime défense  

Normand James Panchyshyn était en crise lorsqu’il a pénétré dans la demeure d’Isabelle et sa famille, le 3 avril dernier.
Normand James Panchyshyn était en crise lorsqu’il a pénétré dans la demeure d’Isabelle et sa famille, le 3 avril dernier. Photo tirée de la page Facebook de Normand James

Les autorités ont pris la décision de ne pas accuser au criminel la mère de famille qui a poignardé un intrus, car ce drame s’apparente à un rare cas de légitime défense évidente.

En vertu de l’article 34 du Code criminel, une personne n’est pas coupable d’une infraction si :   

  • elle croit que la force sera employée contre elle ou une autre personne ;   
  • qu’elle commet le geste pour se protéger ou défendre une autre personne ;   
  • qu’elle agit de façon raisonnable.      

Plusieurs facteurs sont analysés, tels que la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties, la présence d’une arme et l’existence d’autres moyens pour mettre fin à la menace, notamment.

Quand Normand James Panchyshyn est mort, Isabelle a été arrêtée pour meurtre.

Après son interrogatoire, mené par les enquêteurs de la Sûreté du Québec et lors duquel elle a livré sa version des faits, la mère de famille a reçu une sommation l’intimant à se présenter au tribunal pour répondre à une accusation moindre d’homicide involontaire.

Mais, après analyse, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a fermé le dossier.

« À la lumière de cette analyse rigoureuse, complète et objective qui est énoncée dans cette directive [ACC-3], le DPCP confirme qu’aucune accusation n’a été déposée en lien avec le dossier auquel vous référez », a écrit la porte-parole, Me Audrey Roy-Cloutier.

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Décision lucide

Une décision lucide, selon le professeur de droit de l’Université de Montréal Hugues Parent, aussi auteur d’un traité de droit criminel fréquemment cité par les magistrats.

« On est dans un cas où les chances de condamnation sont nulles. Ça ne sert à rien d’entamer des poursuites. [...] Le péril n’est pas lointain et hypothétique. La mère n’a d’autre choix pour éviter que sa fille soit tuée », a-t-il commenté.

« Le procureur a usé à bon escient de sa discrétion », a-t-il ajouté, indiquant qu’il s’agissait d’un cas sans la moindre incertitude tant sur le plan du droit que sur le plan factuel.

Culpabilité morale

S’il a pris cette décision, c’est que le procureur n’avait pas « la conviction de la culpabilité morale » d’Isabelle, croit le criminaliste Jean-Daniel Debkoski.

Selon celui qui a œuvré à la Couronne avant de faire le saut à la défense, le fait qu’Isabelle ait donné sa version a sans doute aussi pesé dans la balance. 

« Quatre-vingt-dix pour cent des avocats de défense vont dire de ne pas parler. Mais quand tu as juste un côté de la médaille, c’est pratiquement sûr que le dossier va être autorisé par le procureur », a-t-il nuancé.

Un drame évitable avec plus de soins  

Le drame vécu par Isabelle et ses filles aurait sans doute pu être évité si les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale bénéficiaient d’un meilleur encadrement, croit la mère de famille.

« Ça fait des années, si ce n’est pas une génération que la maladie mentale est mise de côté. On n’en fait pas une priorité. Le gouvernement a annoncé 100 millions $, c’est bien beau tout ça, mais il faut que l’argent se rende sur le terrain, aux bénéficiaires », insiste Isabelle.

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Celle-ci réfère à une annonce faite le mois dernier par le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, pour répondre à la demande grandissante de soins pour des troubles anxieux résultant du confinement.

L’élu a devancé la conférence de presse sur cet important investissement en santé mentale, dans la foulée des évènements qui se sont produits à Québec le soir de l’Halloween. 

Carl Girouard est accusé d’avoir tué deux personnes et blessé plusieurs autres avec un sabre japonais. Il pourrait avoir été en psychose lors des agressions.

« La maladie mentale est cachée, c’est sournois, mais il faut mettre des choses en place. Je ne voudrais pas que ça arrive à d’autres. Ce sont des séquelles qui vont rester à vie », soutient Isabelle. 

Maisons d’accueil

La mère de famille se demande si une partie des millions annoncés par le gouvernement Legault ne devrait pas servir à construire des institutions ou des maisons d’accueil pour les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. 

« Oui, on veut l’intégration, je suis pour ça, pour que les gens puissent vivre la vie la plus normale possible. Mais malheureusement, il y a des cas pour lesquels je pense que ça ne peut pas être possible, et ça aussi il faut le réaliser. Peut-être que Normand James faisait partie de ces individus-là, qui auraient dû être placés, encadrés, soutenus », mentionne Isabelle. 

Schizophrénie

Dans l’avis de décès écrit par les proches de Normand James Panchyshyn, on peut d’ailleurs lire qu’il s’est battu contre la maladie mentale pendant la majeure partie de sa vie adulte. 

« [L’homme de 52 ans] avait une bonne âme, mais il n’était pas compris par tous alors que la schizophrénie l’a consumé », est-il écrit en anglais.

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